Un soleil d'un blanc écrasant se reflète sur les eaux du Nil. Le Ramadhan a débuté le 1er août, et les Egyptiens sont tenus de s'adapter à un calendrier qui les oblige à jeûner, souvent sous une chaleur de plomb. Chérif, journaliste au quotidien Al Ahram, sert de guide au confrère de passage dans le quartier copte, où chrétiens orthodoxes d'Egypte cohabitent depuis des siècles avec les musulmans. «Nous vivons ensemble sur les mêmes paliers et fréquentons les mêmes endroits. Le quartier copte, c'est uniquement le lieu de culte de la communauté chrétienne…», explique-t-il.A la sortie de la station de métro Mar Girgis, on ne voit que l'église orthodoxe, surmontée d'une croix étincelante. Dans les petites ruelles qui sillonnent le quartier, le calme règne et tranche singulièrement avec le bruit assourdissant des klaxons et la musique saturée du reste de la ville. L'appel à la prière, de plus en plus lointain, fait place à des chants liturgiques qui s'échappent des boutiques de souvenirs. «On mène notre vie normalement, sans problème» ; «Ma fich mouchkila, pas de problème !» ; «C'est un mois comme un autre. »… Ce sont les réponses les plus fréquentes qu'adressent les passants, visiblement peu enclins à parler aux journalistes. Un adolescent au look branché et aux cheveux gominés est plus expansif. Il insiste sur le fait que le Ramadhan n'est pas réservé aux seuls musulmans : «C'est pour tous les Egyptiens !». Et d'ajouter : «Pour nous, les Egyptiens, tout est prétexte à faire la fête, alors avec l'ambiance qu'il y a ici la nuit, le mois du Ramadhan, est une super occasion !» Politesse Les croix qui pointent le bout de leurs branches mènent au cimetière qui surplombe le quartier : «Respecter leur jeûne, c'est notre manière d'exprimer notre gentillesse envers eux. C'est normal», explique une vieille dame en parlant de ses compatriotes musulmans. Elle s'essuie le front, reprend son souffle : «Chacun vit de son côté ; nous, on mène notre vie normalement. Cette année, le jeûne de la Sainte Vierge tombe pendant le mois du Ramadhan. Il y a des activités à l'église, des prêches tous les jours. Personne ne nous gêne. On s'abstient de boire et de manger devant eux par politesse, pour ne pas être harcelés et éviter les problèmes». La vieille femme continue son chemin à pas lents. Plus loin, une boutique de souvenirs. La vitrine est inondée de portraits de Chenouda III, le «pape» des Coptes. Le vendeur se confie : «Je mange dans mon petit coin, car si je le fais devant tout le monde, cela va créer des problèmes». Un blanc s'installe. Le ton de l'homme se durcit : «Nous aussi, chrétiens, avons nos périodes de jeûne, mais personne ne s'en rend compte, personne ne les connaît. Nous ne demandons rien à personne parce que nous avons un esprit de tolérance, mais eux, ils sont tous fanatiques», tranche-t-il. Le manque de considération vis-à-vis de sa religion le gêne-t-il ? «Cela ne me dérange pas parce que lorsque je pratique le jeûne, c'est pour moi et le bon Dieu, tandis que pour eux, seul compte le côté ostentatoire», explique-t-il. Accroché au mur, Chenouda III et sa longue barbe grise de patriarche semble acquiescer… Au café de la place de l'église, autour d'une multitude de petites tables disposées en rangs serrés, quelques jeunes profitent à l'envi d'un peu de fraîcheur. Deux demoiselles nous observent avec timidité, mais acceptent de témoigner : «Ce qui m'embête, déclare l'une d'elles, c'est que pendant le Ramadhan, il y a des femmes qui portent le niqab, qui montent dans le métro et qui se livrent à des prédications. Parfois, elles distribuent des versets du Coran. Aujourd'hui, par exemple, une femme m'a forcée à prendre son verset, alors même qu'elle a vu la croix que je portais autour du cou.» Extraterrestres Son amie renchérit : «Parfois, les gens nous regardent comme si nous étions des extraterrestres, tout simplement parce qu'on est habillés autrement, parce qu'on n'a pas une écharpe sur la tête. Moi, je ne vois pas pourquoi on devrait changer son mode de vie sous prétexte qu'il y a un mois de jeûne. Je crois que c'est de l'hypocrisie». Une femme à l'allure «sophistiquée» – cheveux colorés et bijoux clinquants aux poignets – profite de la proximité des jeunes filles pour s'exprimer sans fard : «J'aime ma liberté et je ne me sens pas libre pendant ce mois. Tu ne peux pas te maquiller, tu ne peux pas t'habiller comme tu veux. J'évite de sortir dans la journée parce que c'est fatigant de subir sans arrêt les regards hostiles des hommes comme des femmes». L'une des jeunes filles conclut : «La solution serait que ces gens là ouvrent un peu leur esprit et acceptent l'autre. Il faut qu'ils cessent d'imaginer qu'eux seuls méritent Dieu, qu'eux seuls méritent de vivre et que les autres n'ont droit à rien». Un petit garçon, ballon à la main, confirme que le Ramadhan n'est pas évident à vivre pour un enfant copte: «Je suis nouveau dans mon centre de loisirs. Lorsque j'ai sorti mon sandwich l'autre jour, cela n'a pas plu à mes camarades. Ils m'ont dit : ‘‘Toi, tu es chrétien. Essaie de ne pas venir au centre pendant le Ramadhan''. Il y a eu une querelle jusqu'à ce que l'animateur arrive et leur demande de s'excuser devant moi. Voilà». La parole se libère. Mais l'élan est brisé net par l'arrivée du prêtre, qui, pris de panique, demande instamment à l'étranger de passage de quitter les lieux : «C'est une église ici, nous ne voulons pas de problèmes. Cessez de poser des questions, s'il vous plaît !». Chérif, lui-même d'obédience chrétienne, confirme que le Ramadhan est une période qui peut raviver les tensions entre communautés : «Si je m'abstiens, c'est avant tout par politesse. Mais j'ai des collègues qui, eux, ne se privent pas. Dans les milieux sociaux défavorisés, dans les établissements publics, les réactions sont beaucoup plus agressives. La culture et le respect des différences n'existent pas chez l'Egyptien ordinaire», assène-t-il. «Dans les petits villages, c'est encore plus vrai. Il y a quelques années, sous le régime de Hosni Moubarak, la police, pour faire le jeu des islamistes, faisait des descentes dans les cafés qui servaient les clients durant la journée. Des procès verbaux étaient dressés. Sous l'état d'urgence, on avait tous les droits. Les propriétaires de cafés coptes étaient agressés par de simples habitants. Mais si tu te balades dans le centre-ville, tu verras que la plupart des cafés entrouvrent leurs portes pour que les gens puissent entrer et sortir. Parce qu'il y a pas mal de musulmans qui font le Ramadhan ‘‘obligé''», poursuit Chérif en riant. «Il n'y a pas que les Coptes, certains musulmans sont obligés de faire semblant. Il y a dix ou quinze ans, ajoute mon interlocuteur, tu pouvais trouver facilement des gens qui buvaient et qui mangeaient dans la rue et des cafés qui servaient dans la journée. Maintenant, il y a de moins en moins de petits marchands de foul (fèves) qui circulent dans la journée, de moins en moins d'endroits où l'on peut boire quelque chose. Pour les gens ordinaires, c'est plus risqué de manger en public qu'il y a une dizaine d'années, c'est certain.» Quelle issue voit-il à ces tensions récurrentes ? «Personne n'a le courage de revendiquer l'abolition de l'article 2 de la Constitution, qui insiste sur le caractère islamique de l'Etat et sur la place de la charia comme source principale de la législation égyptienne. On ne peut pas contourner une majorité écrasante d'Egyptiens qui sont en faveur du maintien de cet article. Tout ce que demandent les libéraux, les Coptes et les défenseurs des droits de l'homme, c'est de pouvoir compléter ce paragraphe par une ou deux phrases qui reconnaîtraient le droit de la communauté copte à exercer une activité politique, à accéder aux hautes fonctions publiques, à voir ses croyances et ses lieux de culte respectés. C'est la tendance réaliste qui gagnerait à être adoptée», estime-t-il. L'adhan, qui annonce la rupture du jeûne, met fin à la conversation. On entend au loin le tumulte de la ville et le vrombissement des voitures qui accélèrent pour ne pas rater ce moment-clé. Dans le quartier copte, le temps s'est figé.Les chrétiens continuent d'arpenter les rues et poursuivent tranquillement leurs conversations. La ville du Caire est déserte. Pendant cette période, c'est la seule heure de la journée où la ville est silencieuse. Un luxe pour qui connaît la capitale égyptienne et son effervescence continue…