« Partir, c'est mourir un peu », disait le proverbe. « Partir, c'est tenter de vivre », pourraient répliquer les jeunes Algériens, écrasés par le mépris et le mensonge. Lamine, Algérois, la trentaine largement entamée, rêve de partir en France pour « vivre mieux ». Il est suivi de près par la caméra de Samia Chala, documentariste, à Alger et à Paris. Lamine la fuite a été projeté, en avant-première, jeudi soir, à la librairie Socrate, à Alger, dans le cadre des soirées des Mille et une news qu'organise le quotidien El Djazaïr News depuis le début du Ramadhan. « Ce que vous allez voir ne relève pas de la fiction », a prévenu Samia Chala accompagnée de Lamine Bouazla, le « héros » du film. Spontané, Lamine parle le langage cru des rues d'Alger, le langage de tous les jours. Il n'est pas du tout troublé par la présence de la caméra. Lamine n'a pas appris la comédie, il exprime avec humour le drame d'une jeunesse torturée moralement par un système politique arrogant, insensible et stérile. « Décrocher le visa est devenu une telle obsession chez Lamine que ses copains l'ont surnommé 'Lamine la fuite' », a averti la voix de Samia Chala, dès l'entame du documentaire. « Un ami est parti au Canada où il décèda. Il est revenu beau dans son cercueil ! », lance Lamine sur un ton sarcastique. « Là bas, ils vivent mieux. Moi, j'ai 'la mouche' dans la tête, la mouche de la France. Regardez, Marseille est juste à côté. Il suffit de prendre le bon chemin. Je ne vais pas aller dans les pays du Golfe pour tomber devant la porte d'une autre prison », dit-il, le regard tourné vers la baie d'Alger. Lamine est subjugué par le mode de vie européen, les magasins bien achalandés, les stations de métro, la facilité de voyager, l'ordre… « J'ai envie de changer des salam alikoum chaque jour. J'ai envie d'entendre bonjour, bonsoir. Quand un Européen te dit bonjour, c'est pour toujours. Quand un Algérien te dit sbah el khir, c'est qu'il n'y a pas el khir (le bien) », plaisante-t-il. Avec ses copains de quartier, il parle de ces « chanceux » qui ont la double nationalité et qui vivent « le paradis ». Lamine veut voyager en règle et se rendre en France avec un visa Shengen. Il refuse l'aventure des harraga. « Ah non c'est risqué ! Ils vont te jeter à la mer », lance-t-il. Un copain lui réplique : « La harga est fixée à 180 000 DA ! » Lamine reprend : « Bezaf, ça m'arrange pas. Je vais m'arrêter de présenter des dossiers de visa. » Il le fait à chaque fois aux ambassades de France et d'Italie à Alger. « Bonjour monsieur, est-ce je peux rentrer vous voir et parler directement avec vous », dit-il à l'interphone du consulat de France « Tu vas attendre 50 ans », l'avertit un ami du quartier. « Je partirai même à plus de 50 ans », lui répond Lamine. dit-il. Il évoque ses ébats amoureux au Jardin d'essais avec une amie qu'il n'arrive toujours pas à avoir au bout du fil. « Au fond du jardin, c'est vraiment bien ! Et c'est soulageant ! », se lâche-t-il. Lamine n'est visiblement pas concerné par la frustration sexuelle qui, pour certains, est un terreau fertile de la violence. Il n'est pas un adepte de la « redjla » et de l'homme dur, « attaché » aux principes. « C'est du khorti. Cela ne colle pas avec ma personnalité », se révolte-t-il. Et puis, ce débat savoureux dans un café : « Le bac, c'est rien. Tu as ton diplôme, tu passes tes journées au cybercafé et tu ne travailles pas », lance l'un. « On ne vit pas dans la vérité. On est tué par le chômage et on s'habille avec des vêtements à la mode ! », reprend l'autre. Et puis Lamine parle : « Depuis 1990, les jeunes n'ont vécu que dans une ambiance de bombes et de boucherie ! » Lamine n'a pas honte d'avouer son manque de courage et dit être dans l'incapacité de crier « Pouvoir assassin », comme l'ont fait les délégués de la Kabylie lors de la fameuse marche du 14 juin 2001. « Moi, j'ai peur. Déjà, le fait de le dire ici… », confesse-t-il. Et puis, le « rêve » s'est réalisé : Lamine a pu obtenir le visa. « J'étais triste de le voir revenir à cette vie qui tourne en rond. Avec l'aide de mon producteur, j'ai réussi à lui obtenir un visa », commente Samia Chala sur fond d'une musique entraînante de Alla. « J'ai repensé à mon arrivée à Paris, quinze ans plutôt », ajoute-t-elle. Samia Chala n'intervient pas dans les démarches de Lamine en France. Elle ne fait que l'écouter. Le jeune prend contact avec des amis pour être hébergé. Il se déplace d'un endroit à autre. Il dort dans une mosquée, puis dans un centre où des règles strictes sont appliquées et qui lui répugnent. Il cherche du travail et n'en trouve pas. « Pour les petits boulots, ils préfèrent les donner aux Polonais et pas aux Maghrébins, je ne sais pas pourquoi », dit-il. Il passe le plus clair de ses journées au quartier arabe de Barbès. Il tente de draguer des filles, Véronique qui part en Normandie, une Anglaise de passage, ça ne marche pas… La vie est dure, la réalité glaciale. « Ils sont froids », constate Lamine, qui perd graduellement son visage jovial. Il marche dans la nuit, tente de trouver une raison de rester. Pas possible. Quatre mois après il décide de retourner à Alger, non sans acheter un cadeau pour sa mère. C'est la désillusion. La France d'hier, n'est pas celle d'aujourd'hui. Et L'Europe préfère les migrants blancs de l'Est aux bruns du Sud. Le documentaire de Samia Chala, gorgé d'humanité, évite les conclusions hâtives, les jugements à l'emporte-pièce. Mais, la dénonciation est là. Autant que la colère face à une Europe qui dresse les murailles devant les flux migratoires, pourtant nécessaires à sa croissance et à sa démographie… Une partie de Lamine la fuite de Samia Chala sera diffusé par France Ô. Le documentaire au complet (90 minutes) est destiné aux festivals.