«Tu ne te sens pas bien, mon chéri ? ? Non, je ne sais pas ce que c'est. J'ai la tête qui tourne...» Horace Taylor se laisse tomber dans un fauteuil du salon et reste immobile, la bouche entrouverte... Il fait ses soixante-dix ans, mais il les porte bien. Ses cheveux sont tout blancs, mais fournis ; il est grand et sec ; son visage et ses mains sont à peine ridés. A côté de lui, Samantha Taylor, sa femme, qui pourrait être sa fille et presque sa petite-fille ; Samantha vient, en effet, d'atteindre ses trente-cinq ans. Blonde, les yeux bleus, les joues pleines, elle a des airs de gamine espiègle et quelque chose d'un peu dur dans le regard... Le cadre est cossu et même luxueux puisqu'il s'agit de la villa des Taylor à Salinas, en Californie, et qu'Horace Taylor est un milliardaire bien connu dans le milieu de la finance. Il est huit heures du soir, ce 16 juillet 1974, et il fait encore clair. L'immense living-room, meublé avec ostentation et décoré de trophées de chasse au mur, est plongé dans une demi-obscurité. Horace Taylor regarde sa femme avec inquiétude. «Je t?assure que cela ne va pas, Samantha.» La jeune femme ne répond pas. La voix d'Horace se fait plus difficile. «Enfin, Samantha, tu entends ce que je dis ? Fais quelque chose. ? Il n'y a rien à faire... ? Comment cela ? ? Il n'y a rien à faire, mon chéri ! Tu vas mourir?» Horace Taylor tente de se lever du fauteuil, mais après de vains efforts, il retombe sans force. Samantha, qui était aIlée dans le bar se servir un whisky, lève son verre : «A ta santé, mon chéri !» Horace Taylor secoue la tête avec peine. Il articule : «Pourquoi ? Mais pourquoi ? ? Mais parce que j'aime Douglas, chéri ! ? Je le sais. Je suis d'accord. Je lui ai permis de vivre ici. ? Ce n'est pas suffisant. ? Mais qu'est-ce que tu me reproches alors ? ? De vivre, mon chéri ! Douglas et moi, nous te reprochons de vivre. C'est pour cela que j'ai versé tout à l'heure un somnifère dans ton whisky. Car il s'agit d'un somnifère uniquement, pas de poison... T'empoisonner serait trop doux, trop facile. Ce qui t?attend quand tu te réveilleras, tu n'en as même pas idée !... Si tu savais comme tu nous as exaspérés depuis dix ans avec ta gentillesse et tes faiblesses de mari complaisant ! Alors, Douglas et moi, on a décidé qu'avant de mourir, tu souffrirais le plus possible, physiquement et moralement. Oui, c'est cela : physiquement et moralement... Ne t'endors pas tout de suite, je n'ai pas fini.» Un homme de trente-cinq ans environ, très brun, beau garçon et portant une livrée de chauffeur, entre dans la pièce. Samantha s'approche de lui : «Ça y est, il dort !» Ce dernier la prend dans ses bras et ne prononce qu'un mot : «Enfin !...» La villa «Samantha» qu'habite le couple Taylor est l'une des plus luxueuses de Salinas, ce qui n'est pas peu dire. C'est une grande maison basse, façon hacienda, entourée d'un parc d'une vingtaine d'hectares. Elle comporte une piscine de rêve, un court de tennis et même un golf. Pourtant, ils ne sont que trois à occuper pour l'instant ce domaine. En effet, la veille, Samantha Taylor a donné congé à l'ensemble du personnel jusqu'à la fin août. Son mari a trouvé cela bizarre et a fait des objections. Mais Samantha Taylor lui a dit que c'était comme cela parce que c'était comme cela et Horace n'a rien répliqué. Il y a longtemps qu'il ne réplique plus à sa femme. Evidemment, s'il s'était douté... (à suivre...)