Mais en même temps, la guerre avait atteint un degré d'exacerbation sans précédent dans le chaudron algérois. Dans sa lettre de démission au ton extrêmement sévère à l'encontre du système colonial, adressée au ministre-résident, Lacoste, Fanon refuse d'«assurer une responsabilité coûte que coûte sous le fallacieux prétexte qu'il n'y a rien d'autre à faire ». Il ne fait aucun doute, pour le psychiatre martiniquais, que «les événements d'Algérie sont la conséquence logique d'une tentative avortée de décérébraliser un peuple». Il quitte l'hôpital de Blida-Joinville. C'était en novembre 1956. Au demeurant, bien longtemps avant sa démission, Fanon avait choisi son camp. Il «déconstruit» la psychiatrie coloniale et met en accusation «la structure sociale existant en Algérie (qui) s'oppose à toute tentative de remettre l'individu à sa place». Pour le psychiatre, le pari est de mettre fin à l'aliénation collective générée par l'oppression coloniale.Viendra ensuite l'engagement politique. En analyste avisé, Fanon jauge avec perspicacité le projet révolutionnaire algérien. L'entreprise lui paraît valable, viable et sérieuse. Il ne manquait à l'intellectuel d'exception dans une conjoncture historique d'exception qu'un petit coup de pouce du destin pour donner la pleine mesure de son génie. Ce coup de pouce viendra d'Abane Ramdane, qui cherchera le contact avec le psychiatre de Blida. Fin décembre 1956, le jeune médecin — Fanon n'avait alors que 31 ans — est devant le chef FLN. Le courant passe instantanément entre les deux hommes. Fanon est encouragé pour s'engager un peu plus dans le FLN. Il dira : «Je suis rassuré, la révolution algérienne est entre de bonnes mains.» Il n'y aura pas d'autres contacts entre les deux hommes, en Algérie, et pour cause. L'exil et la Révolution Au plus fort de la «Bataille d'Alger», les autorités coloniales décident d'expulser Fanon, probablement en réponse à sa lettre de démission. Peut-être aussi avaient-elles eu vent de ses contacts secrets avec le FLN. Le psychiatre de Blida est obligé de partir s'installer à Paris. Isolé et loin de l'Algérie, il tournera en rond comme un lion en cage pendant plusieurs mois. Notons qu'à l'époque, Fanon était encore un inconnu dans les cercles intellectuels parisiens. Nous sommes au début du printemps 1957. Larbi Ben M'hidi est sommairement liquidé par un segment occulte de l'armée coloniale. Le CCE décide de quitter Alger pour fuir la répression. Il gagne Tunis. Fanon décide également de gagner la capitale tunisienne pour se mettre au service du FLN et de la cause algérienne. Mais à Tunis, l'atmosphère est bizarre. Il y règne un climat de suspicion. Les rapports de force au sein du FLN ont changé. Abane qu'il retrouve, celui qu'il avait connu à Alger comme le leader de fait du FLN, est déjà dans le viseur des colonels. Ces derniers, appuyés par leurs clientèles respectives, décident d'invalider les primautés de la Soummam, celle du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur. Et surtout de remodeler, à leur avantage, les organes dirigeants du FLN (CCE et CNRA) et d'en évincer les amis d'Abane, afin de l'affaiblir et de le marginaliser. Les cartes sont redistribuées avant la réunion du CNRA qui les avalisera sans débat. Abane est relégué à la fonction «intellectuelle » : l'information et la propagande. Il dirigera le département de l'information, notamment le journal El Moudjahid qu'il avait fondé avec Ben Khedda une année auparavant. Fanon est tout logiquement intégré à l'équipe d'Abane. Du reste, il se retrouve dans son élément : écrire, dénoncer, théoriser… toutes ces choses qu'il affectionne et qui le remettent au cœur de l'action et de… l'histoire. A El Moudjahid, il donne libre cours à sa vision qui va au-delà de la guerre que livrent les Algériens au colonialisme français. Pour Fanon, la libération de l'Algérie ne peut avoir de sens que dans le cadre d'un vaste mouvement continental, voire mondial, de libération des peuples dominés. Mais, malgré l'exaltation que lui procure son engagement pour la cause algérienne, Fanon sent bien l'antagonisme irréductible entre son chef et le premier cercle des colonels. Proche d'Abane, il ne peut néanmoins prendre parti, se considérant un peu comme l'invité de la Révolution algérienne, même s'il se sent parfaitement algérien de cœur. Son énergie, Fanon va alors l'investir dans le combat anticolonialiste. Prémonitions post-coloniales : la mort d'Abane, le signe avant-coureur Séduit par cette vision post-indépendance qu'il avait décelée chez Abane lors de leur première rencontre à Alger, Fanon lui-même portera son regard au-delà de la guerre. Les deux hommes partagent cet autre domaine commun que sont leurs prémonitions post-coloniales de lendemains maudits. L'un et l'autre flaireront les dérives du futur au vu du processus de bureaucratisation et de militarisation qui commençait à gagner les rouages de la Révolution algérienne. Ils dénonceront, chacun à sa manière, les menaces qu'ils sentaient peser sur la société algérienne post-indépendance. Le premier confiera ses appréhensions sur les colonels et leurs pratiques au futur président du gouvernement provisoire algérien (GPRA), au cours de l'été 1957 : «Ils constituent un danger pour l'avenir de l'Algérie. Ils mènent une politique personnelle contraire à l'unité de la nation… Par leur attitude, ils sont la négation de la liberté et de la démocratie que nous voulons instaurer dans une Algérie indépendante. » Fanon avait également perçu, dès les débuts de son séjour tunisois, la montée des périls. Il saisit très vite la mécanique inexorable de l'ascension prétorienne, ses dérives claniques, la soif du pouvoir et les réflexes de domination. Il s'en inquiétera également auprès de Ferhat Abbas : «Un autre colonel leur réglera (aux«3 B», ndlr) un jour leur compte. C'est le colonel Boumediene. Pour celui-ci, «le goût du pouvoir et du commandement relève de la pathologie». Fanon, qui survivra près de quatre ans à Abane, aura le loisir en tant qu'ambassadeur du GPRA d'observer de plus près les premières indépendances africaines (Ghana en 1957, Guinée en 1958 et les pays de l'Afrique occidentale française à partir de 1960). Aussi, ira-t-il encore plus loin dans son analyse visionnaire. L'avenir ne manquera pas de lui donner raison. Fanon et l'assassinat d'Abane Pour le psychiatre martiniquais, la mort d'Abane, indépendamment de l'amitié qu'il lui portait, était une grosse perte. Il le confiera confidentiellement à ses amis les plus proches, dont Alice Cherki, qui travaillait alors à ses côtés à l'hôpital de la Manouba. Plus tard, Fanon ruminera le remords de n'avoir pas su ni pu empêcher l'assassinat d'Abane en ne l'ayant pas suffisamment mis en garde contre les desseins mortifères des colonels. A Rome où il rencontrera Sartre et Simone de Beauvoir, il exprimera son regret et une forme de culpabilité. L'égérie de Jean-Paul Sartre rapportera dans ses mémoires les confidences que lui fit Fanon au cours de leur rencontre organisée par Claude Lanzmann, à Rome. «Jusqu'à l'automne 1961, Fanon portait encore, comme une lourde contrariété, la mort d'Abane». «J'ai deux morts sur ma conscience, que je ne pourrais jamais me pardonner: celle d'Abane Ramdane et celle de Patrice Lumumba», confiera-t-il à Simone de Beauvoir. On retiendra d'Abane et de Fanon, leur vision universaliste. En voyant large, en rassemblant au-delà de son parti d'origine, en bravant le chauvinisme partisan de la plupart des dirigeants activistes qui ont renié jusqu'à leurs anciens camarades du PPA, taxés péjorativement de «politicailleurs », voire de «germes de décomposition», en intégrant les Européens libéraux, Abane a su dépasser l'enfermement étroitement nationaliste, confessionnel ou communautaire. L'intellectuel martiniquais est, lui aussi, sorti de son «ethnie», de sa communauté, et de son «habitus» , pour aller dans l'inconnu de la Révolution algérienne, pour se faire le défenseur de tous les damnés de la terre, et le chantre d'une liberté sans frontières. Abane et Fanon ont eu et continuent d'avoir leurs contempteurs. On reprochera au premier d'avoir pêché par excès de rationalité dans une société encore trop imprégnée des pesanteurs et des archaïsmes du passé. D'avoir imposé hâtivement et précocement au mouvement de Libération nationale une modernité (séparation du politique et du militaire, primauté de la citoyenneté sur les identités, nette distinction entre le spirituel et le temporel) qui ne cadrait pas avec le niveau de développement historique de la société algérienne. Cette tentative infructueuse de mettre la Révolution sur les rails de la modernité universelle, en libérant la pratique politique du rapport de force militaire, lui coûtera la vie. Quant à Fanon, outre l'apologie de la violence qu'on lui prêtera, il lui sera au final reproché le caractère ponctuel et dépassé de sa théorie, assimilée à un «météorite» dans l'histoire contemporaine de l'humanité. Contrairement à Abane, c'est le caractère «obsolète» de sa pensée qui poserait problème. L'argument de ses contempteurs étant «la fin de l'histoire tiers-mondiste» avec la fin des empires coloniaux. Or, il reste incontestablement de l'œuvre de Fanon l'analyse prémonitoire des régimes post-indépendance. Et là précisément, l'apport de Fanon, considérable, est d'une brûlante actualité, tant sont similaires les «damnés » d'hier et les «indignés de la terre» d'aujourd'hui. Bélaïd Abane. Professeur de médecine, auteur de Résistances algériennes, Abane Ramdane et les fusils de la rébellion, Casbah Editions 2011.