2e partie: l'exil et la Révolution L'année 1956 s'achève. L'Algérie s'enfonce dans la guerre. La répression s'intensifie à mesure qu'approche le jour J de la grève générale décidée par le FLN pour sensibiliser la 11e session de l'Assemblée générale des Nations unies, prévue pour le début de l'année 1957. Dans le Grand Alger, une chape de terreur s'abat sur la population musulmane. Des centaines de militants et responsables FLN sont arrêtés, torturés et souvent sommairement liquidés ou portés disparus. La sécurité des dirigeants nationaux dans la clandestinité est considérablement renforcée. La tension monte lorsqu'Amédée Froger, le président de la fédération des maires d'Algérie et puissant défenseur de l'Algérie française, est assassiné. L'attentat est logiquement attribué aux nationalistes. Les obsèques, le 29 décembre 1956, dégénèrent en ratonnade. Bilan : «400 morts environ» (Kaddache, 2000, Montagnon, 2004). On saura plus tard que l'attentat a été fomenté par des cercles politiques et militaires extrémistes qui avaient tout intérêt à radicaliser le conflit et à confier les destinées de la guerre aux militaires (Fleury, 2000). Ce qui sera fait quelques jours après l'assassinat d'Amédée Froger. La 10e division parachutiste (10e DP) qui revient de l'expédition de Suez est chargée de briser la grève décidée par le FLN. Le général Massu a carte blanche pour gagner «la bataille d'Alger» par tous les moyens, y compris avec des méthodes illégales. Alger est livrée aux troupes d'élite de l'armée française et soumise à l'exercice brutal de la force, en dehors de toute norme légale. Le jour J du déclenchement de la grève générale est fixé au 28 janvier 1957. Malgré l'impressionnant déploiement de forces, la population algérienne n'hésite pas à montrer son adhésion au mot d'ordre de grève générale du FLN. Alger devient une ville fantôme. La réaction de l'armée française est d'une brutalité extrême. Le choc est violent pour la population, pauvre, désarmée et terrifiée, livrée aux exactions des paras avec l'aval des autorités civiles. De son côté le FLN décide de recourir à la stratégie de la bombe et d'exercer à l'encontre des Européens d'Alger, le terrorisme aveugle qui n'épargne ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Des bombes explosent partout : dans les cafés, les stades, les transports, les établissements publics La population européenne d'Alger découvre alors à son tour la terreur et ces violences aveugles, qu'endurent les civils algériens depuis le début de l'insurrection. C'est au cours de cette période, pompeusement appelée «bataille d'Alger», qu'est décidée par les autorités coloniales, l'expulsion de Frantz Fanon et de sa famille. Cette décision est-elle une réponse à sa lettre de démission dans laquelle il se déclarait ouvertement «concerné chaque fois que la dignité et la liberté de l'homme sont en question» ? Ou bien, avait-on eu vent de ses sympathies et de ses contacts secrets avec le FLN ? Toujours est-il que le psychiatre de Blida est obligé de quitter l'Algérie et de partir s'installer à Paris. Pendant plusieurs mois Fanon tournera en rond comme un lion en cage. La décompression est brutale. Dans cette France toute absorbée par sa reconstruction d'après-guerre, l'Algérie était devenue subitement lointaine. Mais l'onde de choc de la «bataille d'Alger» était déjà parvenue en métropole où le scandale de la torture pratiquée à grande échelle résonnera comme un profond séisme moral. Les arrestations, les disparitions, les exécutions sommaires et surtout la torture généralisée, dénoncée par le général Pâris de la Bollardière, suscitèrent en métropole, un vaste mouvement de réprobation, porté par l'élite intellectuelle et culturelle française. Notons qu'à l'époque, Fanon était encore un inconnu dans les cercles intellectuels parisiens. Aussi, malgré les échos inquiétants qui lui parvenaient d'Algérie, il ne pouvait que ronger son frein. Pendant que l'histoire se déroulait ailleurs et avançait à très grande vitesse, lui se morfondait dans la vie terne d'un appartement parisien. Pourtant, comme pour une bonne partie de l'élite française, l'indépendance de l'Algérie était devenue à ses yeux, une exigence historique inéluctable. Fallait-il alors assister de loin, dans la routine et le confort d'une vie parisienne brouillée par les remords, et en spectateur indifférent, à l'accomplissement du destin national algérien dans lequel il s'était pourtant tant investi ? Ou bien redevenir un acteur de l'histoire en se jetant de nouveau dans la bataille ? «La dignité et la liberté de l'homme» ne sont-ils pas plus que jamais en question ? Sinon, à quand cet «engagement sans retour» dont il fit quelques années auparavant son credo ? Nous sommes au début du printemps 1957. Larbi Ben M'hidi membre du CCE est arrêté et sauvagement exécuté par une branche occulte de l'armée française avec la bénédiction des responsables politiques. Face à la résolution brutale du pouvoir colonial et aux pratiques féroces de son armée, la direction nationale du FLN fuit la capitale et gagne la Tunisie. Fanon, était-il au courant de l'expatriation des quatre rescapés du CCE ? Savait-il qu'Abane et Ben Khedda en qui il reconnaissait l'avenir de la révolution algérienne, s'étaient établis à Tunis ? Toujours est-il que le jeune intellectuel décide de gagner la capitale tunisienne pour se mettre au service du FLN et de la cause algérienne. Mais à Tunis, l'atmosphère est bizarre. Dans les cercles dirigeants algériens, règne un climat de suspicion. Les rapports de force au sein du FLN ont changé. Abane qu'il retrouve, celui qu'il avait connu à Alger comme le leader de fait du FLN, est déjà dans le viseur des colonels. Loin du chaudron algérois, le temps est aux messes basses et aux manœuvres de toutes sortes qui s'intensifient autour des politiques, Ben Khedda et Dahlab, mais surtout d'Abane. Des officiers de haut rang venant des maquis ou des frontières est et ouest du territoire algérien, affluent vers Tunis à l'approche de la 1ère session du CNRA. Ont fait le déplacement tunisien, outre Krim Belkacem en sa qualité de membre du CCE, les colonels Boussouf (w5), Ben Tobbal (w2), Dehiles (w4) Mahmoud Chérif (w1) Amara Bouglez (Base de l'est), Ouamrane, les commandants Benaouda, Boumediene, Lamouri, Mezhoudi Que se passe-t-il ? Que se prépare-t-il ? Décidés à restaurer la prééminence des militaires, les colonels, appuyés par leurs clientèles respectives, décident d'invalider les primautés de la Soummam, celle du politique sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur. Et surtout de remodeler à leur avantage, les organes dirigeants du FLN (CCE et CNRA) et d'en évincer les amis d'Abane, afin de l'affaiblir et de le marginaliser. Les cartes sont redistribuées avant la réunion du CNRA qui les avalisera sans débat. Même s'il fait toujours partie d'un CCE élargi à 14 membres, Abane est totalement dessaisi des affaires ayant trait à la conduite de la guerre. Tandis que les colonels se partagent le pouvoir au prorata des forces militaires qu'ils contrôlent dans les maquis et surtout à Tunis et sur les frontières, Abane est relégué à la fonction «intellectuelle» : l'information et la propagande. Il dirigera le département de l'information, notamment le journal El Moudjahid qu'il avait fondé avec Ben Khedda une année auparavant. Fanon est tout logiquement intégré à l'équipe d'Abane. Du reste, il se retrouve dans son élément : écrire, dénoncer, théoriser toutes ces choses qu'il affectionne et qui le remettent au cœur de l'action et de l'histoire. Pour autant, il ne renonce pas à la pratique médicale. Il entend poursuivre la social-thérapie et la psychiatrie rénovée et adaptée à l'environnement socioculturel des patients. A la Manouba, dans la banlieue de Tunis, il crée une unité thérapeutique de jour. A El Moudjahid, il donne libre cours à sa vision qui va au-delà de la guerre que livrent les Algériens au colonialisme français. Pour Fanon, la libération de l'Algérie, ne peut avoir de sens que dans le cadre d'un vaste mouvement continental voire mondial de libération des peuples dominés. Mais malgré l'exaltation que lui procure son engagement pour la cause algérienne, et l'ambiance stimulante et très enrichissante dans laquelle il est parfaitement à sa place, Fanon ne se sent pas à l'aise. Car autour d'Abane, se tisse une atmosphère sournoise faite d'intrigues et de manœuvres souterraines. Il sent bien l'antagonisme irréductible entre son chef et le premier cercle des colonels -Krim, Boussouf, et Ben Tobbal- plus connu sous l'appellation des «3 B». Proche d'Abane, il ne peut néanmoins prendre parti, se considérant un peu comme l'invité de la révolution algérienne même s'il se sent parfaitement algérien de cœur. Son énergie, Fanon va l'investir dans le combat anticolonialiste. Le consensus colonial des Français, durant la «bataille d'Alger», laquelle révèle au grand jour les pratiques innommables des tortionnaires de la 10e DP, le révolte. L'intellectuel se laisse alors aller à dénoncer dans El Moudjahid «la France, cette nation pervertie». L'article très dur, une philippique à la mesure de la colère que lui inspire l'écrasement impitoyable de la population civile algérienne, est retiré en dernière minute par Abane. Ce dernier fait remarquer à son ami que la guerre de libération nationale est dirigée non pas contre la nation française, mais contre le colonialisme qui domine l'Algérie et écrase son peuple depuis plus d'un siècle (Reda Malek, entretien, 2010). Dans un autre article paru dans Résistance algérienne, Fanon, poussé par sa fougue et sa hargne anticolonialiste, annonce que «les conditions d'un Dîen Bien Phù colonial sont réunies». Quand il prend connaissance de l'article, Abane convoque son ami pour lui rappeler que «nous ne pouvons pas vaincre militairement les Français». Et qu'«il s'agit de poser un problème politique, notre seule victoire possible étant de nature politique» (Reda Malek, idem). Autre témoignage de Reda Malek membre de l'équipe rédactionnelle d'El Moudjahid, à propos de l'utilisation de la terminologie «révolutionnaire» : «la frange conservatrice du FLN appuyée par les colonels, voulait nous imposer de supprimer dans El Moudjahid les mots révolution, féodalisme... On nous disait que ça pouvait choquer certains de nos soutiens, notamment les Séoudiens. Nous étions, surtout Fanon et moi-même, contre la remise en question de nos concepts. Abane nous soutenait même si par discipline politique, il nous suggéra d'être prudents.» Ces trois anecdotes renvoient implicitement à trois questions. La première est le sens et la place de la violence algérienne dans la lutte anticolonialiste. Il n'existe pas de corpus doctrinaire sur ce sujet dans les écrits de la révolution algérienne. Les seules références disponibles sont la Plate-forme de la Soummam et le rapport d'Abane à la 1e session du CNRA qui s'est tenue au Caire en août 1957. Dans l'une et l'autre, Abane affirme la «primauté du politique sur le militaire». Ce principe énonce le caractère fondamentalement politique de la lutte de libération algérienne. Politique dans son esprit, dans ses objectifs et dans les modalités d'exercice de la violence. Devenue historiquement nécessaire et privilégiée, la violence, doit être guidée par la raison politique pour la réalisation d'un objectif unique : la paix négociée. «La guerre est la poursuite de la politique par d'autres moyens». Pour Abane qui s'approprie ce vieil adage clausewitzien, la violence révolutionnaire, qui ne vise pas à défaire la puissance coloniale, n'a de sens que si elle poursuit des buts que ne permet pas l'exercice politique, seul. Elle ne doit donc jamais se défaire de l'essence et des objectifs politiques qui la sous-tendent. La règle est désormais que toute opération à caractère militaire doit être soumise à régulation politique. Cependant la guerre tudesque livrée aux messalistes et le terrorisme aveugle contre la population civile européenne durant la bataille d'Alger ne sont pas à l'évidence, conformes au principe sacro-saint chez Abane de la régulation politique de la violence. On sait en effet que dans le conflit fratricide qui opposait le FLN au MNA, Abane avait donné des ordres clairs pour la destruction du mouvement messaliste (Belhocine, 2000). S'agit-il pour autant d'une violence dérégulée et totalement affranchie de la raison politique ? Non, assurément. Car pour le FLN, le choix d'une lutte sans merci contre son rival messaliste, était éminemment politique: il ne pouvait laisser le champ libre au mouvement messaliste et assumer la responsabilité d'un recul qui aurait porté un coup fatal au processus de libération nationale. Le choix était donc d'affronter le MNA et de le réduire pour préserver l'unité du mouvement national et les chances de succès du projet libérateur. Abane choisit cette voie avec l'appui, il faut le rappeler, de l'ensemble des dirigeants frontistes, ceux des maquis mais aussi ceux de la délégation extérieure. L'option du tout militaire contre le MNA après tentative de négociation avec Messali, son chef, était donc dictée par un choix éminemment politique: «l'unité révolutionnaire d'action et de commandement», sans lequel la lutte risquerait aux yeux des dirigeants frontistes d'emprunter, comme par le passé, la voie de l'échec et de la régression. S'agissant de la violence aveugle par des attaques à la bombe, on l'explique par la décision du FLN d'appliquer aux civils européens, la méthode de la responsabilité collective que l'armée française faisait subir à la population algérienne dans l'arrière-pays. Cette violence du faible contre le fort trouve en effet sa parfaite illustration dans ce qui se passe durant l'année 1957 à Alger. Au cours de la «bataille d'Alger», l'armée coloniale justifiait la torture, les exécutions sommaires et les disparitions de militants algériens par la lutte qu'elle menait contre les poseurs de bombes. Le FLN de son côté justifiait le terrorisme aveugle par la répression implacable exercée sur la population algérienne. En fait, après l'attentat de la rue de Thèbes du 10 août 1956, perpétré contre les habitants de la Casbah par des extrémistes pieds noirs, le FLN avait basculé dans une logique de guerre totale; peuple contre peuple, nation contre nation et considérait les bombes que transportaient de jeunes militantes du FLN, comme la réponse maximale du faible aux bombardements du fort et à l'utilisation du napalm sur les villages et les mechtas du djebel et de l'arrière-pays. Le basculement FLN dans le terrorisme aveugle procéda non pas d'un débridement criminel de la violence, mais d'une réelle analyse politique de la situation que caractérisait alors le déchaînement hobbesien de la violence du colonisateur, et la supériorité écrasante de ses moyens. Quid de la violence chez Fanon ? Sur cette question, on attribue au théoricien de la révolution anticoloniale, une pensée apologétique : la violence, même sans régulation politique, serait bonne en soit. On connaît bien évidemment les idées de Fanon sur la nécessité pour le colonisé du recours à la violence libératrice. Est-ce vraiment une «solution insensée» que préconise Fanon ? Est-ce réellement la violence pour la violence ? Ce schéma simpliste et manichéen est évidemment lointainement congruent avec une pensée fanonienne, bien plus sophistiquée. Pour le théoricien des luttes tiersmondistes, le choix du colonisé est entre «la pétrification dépersonnalisante» et «la violence organisée en lutte de libération» (Cherki, 2002). Loin d'être une incitation à la criminalité, la violence fanonienne est inscrite dans le processus historique des guerres anticoloniales faites inévitablement de «boulets rouges et de couteaux sanglants». «Ce programme de désordre absolu ne peut triompher que si on jette dans la balance tous les moyens», y compris bien sûr et surtout la violence» (LDDLT, 1961). Dans le système colonial ajoute Fanon, «le colonisé est préparé de tout temps à la violence». «Faire table rase» de l'ordre colonial, suppose de recourir à une «violence absolue». Car «le colonialisme, violence à l'état de nature, ne peut s'incliner que devant une plus grande violence». A suivre *Article paru dans sa version originale dans Living Fanon. Global Perspectives. Contemporary Black History. Edited by Nigel C. Gibson, Palgrave Macmillan, New York, june 2011. ** Professeur de médecine, auteur de Résistances algériennes, Abane Ramdane et les fusils de la rébellion, Casbah Editions, 2011.