Le public du troisième Festival international des arts de l'Ahaggar, qui a eu lieu du 14 au 19 février, aurait tellement voulu voir sur scène le groupe malien Tinariwen. Des fans se sont même déplacés du Nord pour assister à son concert. Ibrahim Ag Lahbib, chef du groupe, en lutte avec lui-même, n'a pas pu faire le déplacement. On ose à peine croire que Tinariwen «snobe» Tamanrasset ! Dimanche 12 février, à Los Angeles, aux Etats-Unis, le nom de Tinariwen a été prononcé devant les millions de spectateurs de la 54e cérémonie des Grammy Awards, le plus grand prix de musique sur la scène internationale. Tinariwen a décroché le Grammy du meilleur album de world music. Il a devancé le groupe cubano-malien AfroCubism, une des grandes révélations de ces dernières années. Eliades Ochoa et Bassekou Kouyaté ont réussi à marier le balafon, la kora et le n'goni ouest-africains avec la guitare cubaine, un véritable dialogue de continents sur la table de la salsa ! Mais Tinariwen a fait mieux. Le jury des Grammy ne s'est pas trompé sur leur compte. Tinariwen, qui signifie «déserts» en tamahaq, a été primé pour Tassili, un album enregistré à Djanet. Une douzaine de chansons : Tenere taqim tossam, Tameyawt, Assuf dalwa, Isswegh attay, Takest tamidaret, Imidiwan ma tenman…«Oh ! Solitude, nostalgie et désespoir ! Je suis prisonnier de cette époque. C'est dans les moments difficiles qu'on partage la souffrance. Comme on partage un verre de thé. L'amour magique que je porte à ce visage éclatant soulage ma solitude et ma mélancolie. Je passe chez mes amis, la fumée me parle. Mes pensées me racontent des histoires…» Des paroles de la chanson Assuf Dalwa. Le Assuf (solitude) est justement le style particulier des Tinariwen : un concentré de blues, de jazz, de soul et de rock plongé dans la tradition musicale touareg. Tinariwen, après neuf albums, est devenu le représentant de la musique sahélo-saharienne. Spontanée «La musique de Tinariwen est spontanée. Historiquement, elle s'est présentée de plusieurs façons avec un nombre de musiciens qui change. Depuis dix ans, la musique du groupe a évolué. On est en phase de concrétiser ce qu'on représente artistiquement pour la culture de la région du Sahara», explique Bastien Gsell, manager du groupe, rencontré à Tamanrasset. Il reconnaît que le Grammy va donner une autre dimension au groupe. Tinariwen est déjà programmé en mars à Hong Kong, en Australie et en Nouvelle-Zélande. «S'il y a une évolution des sonorités musicales du groupe, cela se fera d'une manière naturelle. Tinawiren a connu cela durant ces trente dernières années. Depuis dix ans, le groupe se concentre sur sa musique et sa pratique, inspirée de la tradition du berceau dans lequel les musiciens sont nés. Nous voulons être les plus libres possibles», dit-il. Bastien Gsell est inquiet par l'attitude de Ibrahim Ag Alhabib. S'adapter à «l'instabilité» passagère de Ibrahim est un véritable casse-tête pour lui. Le leader de Tinariwen est préoccupé par la situation au Nord du Mali marquée par des combats entre l'armée et les rebelles du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) depuis le 19 janvier. La plupart des activistes de ce mouvement sont revenus de Libye, entraînés et armés. Qui les a chargés en munitions et préparés aux combats et à quelle fin ? Pas de réponse pour l'instant. Le Sahel ressemble déjà à un immense laboratoire des pratiques de guerre et d'espionnage ! Tessalit et Aguelhok sont les villes revendiquées par les rebelles maliens. La cause de la musique Tessalit est la région natale de Ibrahim Ag Alhabib, 52 ans. Ibrahim, qui a vécu pendant longtemps dans le Sud algérien, n'a pas oublié l'exécution de son père par l'armée malienne pour «soupçons» de contacts avec la rébellion touareg à Kidal. Cette douleur l'a poussé à rejoindre le Mouvement populaire de l'Azawad (MPA) au début des années 1990 après un séjour en Libye. Ses chansons étaient alors exploitées pour mobiliser politiquement les jeunes. Ibrahim, connu par le sobriquet de Abraybone, a ensuite, avec le retour de la paix, décidé de s'engager entièrement pour la cause de la musique. «Actuellement, Ibrahim ne veut pas qu'on lui reproche son non-engagement aux combats. Il est dans le souci de ce qu'il se passe chez lui. Notre souhait est que la musique prenne le pas sur les problèmes. Tinariwen, c'est la transmission d'un savoir, d'une expérience et d'une recherche de sagesse. On fait tout pour que ce soit pérennisé. Ibrahim est sensible à cela», souligne Bastien Gsell. Selon lui, Tinariwen cherche toujours à être près des sources de l'inspiration, le Sahel. «On veut se retrouver dans nos repères, mais il ne faut pas se coincer dans des habitudes. Il faut se faire plaisir sur scène. Notre quotidien lorsqu'on est en tournée. Le Grammy permettra des tournées plus confortables sans pour autant avoir une vie de star. Nous n'avons pas changé», reconnaît le manager. Au Niger voisin, Omar Moctar Bambino, 31 ans, est devenu, en peu de temps, la star numéro un. Mieux, Bambino est également la vedette du moment dans toute la région sahélo-saharienne. Son double concert à Tamanrasset a attiré beaucoup de monde dont des jeunes, sensibles à sa musique, à son chant et à sa modestie légendaire. C'est simple, Bambino a autant d'audience que Tinariwen. «Les Tinariwen sont mes grands frères. Je suis fan d'eux. Ibrahim a beaucoup contribué à faire connaître la musique saharienne», nous dit-il. Le Bambino italien de Dalida, d'où est tiré le sobriquet de Omar Moctar, grattait la mandoline, l'artiste nigérien joue, lui, la guitare électrique, l'instrument symbole de la musique des jeunes Touareg. Bambino, la star du Niger Malgré une panne mécanique sur une route encore cahoteuse à partir d'Agadez (le développement de la zone Sahel passe d'abord par la construction des axes routiers), Bambino a tenu à être présent à Tamanrasset. Il a été conduit par des fans qui, pour l'anecdote, écoutaient ses chansons lorsqu'ils étaient arrivés à sa hauteur en bordure de route ! «C'est un devoir d'être là. C'est ici à Tamanrasset que j'ai eu le premier contact avec la guitare en 1991. Après la rébellion au Niger, ma famille s'est réfugiée ici. Nous y sommes restés deux ans», nous confie Bambino. Il apprendra les accords et perfectionnera son jeu de guitare avec le groupe Tartit à Niamey. «Dans ce groupe, il y avait deux Omar, j'étais le plus jeune des deux. On m'a alors surnommé Bambino», se souvient l'artiste. Ce grand amoureux de Jimmy Hendrix revendique le style blues-rock targui de la génération Ishumar. Cette génération qui a été forcée de quitter le village, le désert, pour aller chercher du travail dans la ville, happée par une modernité brumeuse. En 2006, le groupe nigérien Toumast a consacré cette expression, devenue presque un genre éthno-musical à part. «La musique est le moyen le plus simple pour exprimer une revendication. C'est mieux que recourir à la violence et aux armes. Au Niger, on est en paix. Pour la première fois de l'histoire du pays, le Premier ministre est targui. Une grande ouverture. Cela donne de l'espoir aux jeunes. Il y a toujours un moyen d'éviter la guerre. Aujourd'hui, les Touareg doivent aller à l'école. Ils ne l'ont pas fait par le passé, c'est leur faiblesse», explique Bambino. La revendication identitaire pacifique est toujours présente dans ses chants. Il faut, selon lui, garantir les droits aux Touareg, ne pas les exclure de la vie politique et économique, les associer au partage des richesses. «Je ne comprends pas ce qui se passe au Mali. Il y a sûrement quelqu'un derrière tout cela», concède-t-il. Encouragé par la reconnaissance mondiale de Tinariwen, Bambino se dit prêt à emmener la musique targuie là où il peut. Il écrit des textes, compose, introduit de nouveaux arrangements à des chansons traditionnelles. «A Agadez, la guitare électrique est présente dans toutes les cérémonies de mariage. Tous les trois jours, on y joue de la musique», dit-il. Pour son prochain album, Bambino a fait appel à des amis musiciens de Boston pour un enregistrement en plein désert, à 60 km d'Agadez. A partir du 24 mars, Bambino sera en tournée en Europe et en Amérique du Nord. Un concert est prévu à Alger également. Entre Tindi et blues A Djanet, Abdallah Mosbahi marche, sans complexe, sur les pas du regretté Othmane Bali. Oud et percussions mis en avant, accompagnement par un chœur féminin, tout rappelle la démarche artistique de Bali, la voix du Tassili N'Ajjer. Mosbahi reprend aussi les chants traditionnels de la Sbeiba, célébrée l'Achoura de chaque année à Djanet. «Je les interprète à la mode tindi», précise-t-il. Mosbahi, qui vient de sortir un nouvel album, Tin Hinan, entend, à sa manière, raviver les racines, ne pas laisser la sécheresse de l'oubli tout emporter. «Un arbre sans racines ne poussera pas et ceci est valable pour notre communauté qui ne peut se développer sans la culture de ses racines», disait déjà Othmane Bali. «Bali a laissé un vide. Il est l'exemple à suivre pour tous les artistes algériens. Il est à lui seul une école pour les Touareg. Le premier à avoi introduit l'échelle pentatonique (échelle musicale constituée de cinq hauteurs de son différentes, ndlr) dans le chant targui et l'oud. Il a fait voyager le chant targui dans des pays lointains», confie Abdallah Mosbahi. Il se dit adepte de l'authenticité musicale targui en évitant un encombrement d'instruments sur scène. Mais pour plus d'ouverture, il a ajouté les mélodies maghrébines et orientales. D'où l'oud à la place de l'imzad. Premier opus A Tamanrasset, où la scène musicale est plus active qu'à Djanet, le groupe Itrane N'Ahaggar (les étoiles de l'Ahaggar), créé en 1995, jouit d'une audience respectable. S'appuyant sur le chant de Djamila Mansouri et de Idabir Baba, le jeune groupe explore les territoires du blues africain. On y retrouve des sonorités targuies et orientales. Itrane est composé de neuf musiciens, choristes et chanteurs dont Abdelkader et Mohamed Zoumali, Bilal Boukhris et Souknat Mohamed. Le groupe a cette particularité de chanter en arabe et en tamahaq. «Nous collectons les textes auprès des personnes plus âgées. Nous y introduisons des compositions musicales», explique Salah Zoumali, leader du groupe. Il annonce la sortie d'un nouvel album, Ténéré, dans les prochains jours. Il sera le premier opus du groupe. En plus de l'Algérie, Itrane a animé des concerts aux Emirats, au Canada, en France et en Italie. Moins connu, Imarhane, un autre groupe de Tamanrasset, est sur le bon chemin. Créé en 2006 par six jeunes copains (l'histoire des groupes musicaux se ressemble finalement !), Imarhane (les amis), puise aussi dans l'héritage poétique local pour ses chansons à mettre dans le registre du blues targui. Ligne médiane «Nous interprétons nos propres compositions. La création se fait collectivement. Nos chansons évoquent l'amitié, l'amour, les problèmes sociaux. Ce festival est notre première participation à un grand événement. Nos prestations sont surtout locales. Il y a beaucoup de jeunes ici à Tamanrasset qui n'attendent que cela pour monter sur scène», souligne Benabderrahmane Yad Moussa, guitariste d'Imarhane. L'ensemble de Tissilawen de Djanet est apparu sur scène, pour la première fois, en 2009, à la faveur d'un concert en hommage à Othmane Bali. Sa démarche musicale ressemble à Imarhane et à Itrane. Idem pour les thématiques abordées dans les chants. Tissilawen a été créé par de jeunes amis d'un seul quartier, Zerouaz à Djanet. Cheikh Taberni écrit les paroles des chansons. Tissilawen compte parmi ses quatre guitaristes Mano Othmane, petit frère de Othmane Bali. «A chaque fois, nous discutons des textes que j'écris. Nous avons produit deux albums, dont un sorti cette année, Toumasti (mon origine, ndlr). Il est déjà distribué à Djanet. Le Sahara, la misère, les difficultés des jeunes sont des sujets que nous chantons», précise Cheikh Taberni. «Nous mélangeons les styles malien et nigérien avec celui de Djanet, explique, de son côté, Boubakar Timlfati, connu par le sobriquet de Bakrin. C'est entre le rythme et la mélodie, une ligne médiane.»