Cette affirmation est largement confirmée par la situation de notre pays. En effet, malgré des ressources humaines jeunes et donc perfectibles, des ressources naturelles et financières considérables et un pays-continent, dont la position géographique est attractive pour toutes sortes d'activités, l'Algérie s'engouffre de plus en plus dans un processus de régression. Cette dernière est caractérisée, entre autres, par une dépendance croissante vis-à-vis de l'étranger (alimentation, médicaments, toutes sortes de produits industriels, etc.), un déséquilibre régional important et des inégalités sociales inacceptables lorsqu'on sait que notre glorieuse Révolution a été déclenchée pour libérer, non seulement le territoire national, mais aussi l'homme de l'injustice, de la pauvreté et de l'ignorance. Paradoxalement, ce processus a connu une accélération sans précédent durant la dernière décennie, pourtant caractérisée par une aisance financière engendrée par la hausse des prix du pétrole. Cet état de choses est la conséquence directe de l'absence d'une pensée qui couvre aussi bien la connaissance (vision politique) que l'action (démarche managériale dans la mesure où le management est une science de l'action pour l'action).De ce fait, le bricolage a été érigé en mode de gestion, tout en laissant au marché le soin de procéder à l'ajustement économique et social. En effet, en guise de management, nos gouvernants se contentent de ce que F. O. Giesbert appelle «la gestion paroxystique», qui consiste à laisser les crises venir et s'aggraver pour tenter de les dénouer lorsqu'ils y sont contraints par la pression populaire. Ce mode de «gestion», aux antipodes de la démarche managériale, selon laquelle gérer c'est d'abord prévoir, est pratiqué dans tous les domaines (logements, emploi, alimentation, médicaments, intempéries, etc.). Par voie de conséquence, il devient urgent de repenser le mode de gouvernance de l'Etat. Néanmoins, pour des besoins de clarté, nous précisons les concepts d'Etat et de gouvernance. Concernant le concept d'Etat, et même si Boudon et Bourricaud considèrent que «définir l'Etat est une tâche presque impossible», nous entendons par Etat dans cet article les institutions et les organisations publiques au sens développé par North. Par ailleurs, compte tenu du caractère polysémique du mot gouvernance et surtout de son instrumentalisation à des fins idéologiques par la doctrine néolibérale, nous entendons par gouvernance la mise en place des mécanismes et institutions permettant le choix, le contrôle et le remplacement des gouvernants en vue d'assurer un développement durable du pays. Partant de ces contours de la gouvernance, nous pensons qu'il devient vital pour l'intérêt suprême de la nation d'organiser un débat général pour explorer les voies et moyens devant permettre à l'Etat d'inscrire son fonctionnement dans une démarche managériale. A notre avis, ce débat doit porter, entre autres, sur le rôle et les missions de l'Etat. A cet égard, soulignons que la crise mondiale actuelle a mis en exergue le caractère fallacieux du «dogmatisme libéral», selon l'expression de Schumpeter, qui a confiné l'Etat dans un rôle de prestataire des services que le marché ne veut ou ne peut faire en plus d'assurer la mission de «gardien de nuit» des intérêts des oligarchies financières. Dans le cas d'un pays «sous-développé», l'Etat doit être, comme le prouve l'histoire des pays développés, un acteur principal du processus de construction. Ce débat sur le rôle et les missions de l'Etat doit permettre de dégager un consensus national sur ce que Bruno Amable appelle «le système social d'innovation et de production». Ce consensus est nécessaire pour transcender les échéances électorales et ainsi inscrire l'action publique dans le long terme, car, comme le note Braudel, «le temps court est la plus capricieuse, la plus trompeuse des données». Dans cet ordre d'idées, il faut souligner que, contrairement à une idée reçue, il n'existe pas un modèle optimal «prêt-à-porter». Par conséquent, il revient à chaque pays, tout en s'inscrivant dans le paradigme de l'économie de marché, de définir son système d'innovation et de production en fonction de ses spécificités anthropologiques et des ses ressources (démarche «Resource Based View» développée à partir des écrits de l'économiste anglaise Penrose). Notons à ce niveau que sur le plan anthropologique, notre société se caractérise par l'existence d'une famille de type «communautaire», où les inégalités sociales sont moins acceptées que dans la famille de type «nucléaire absolu» (monde anglo-saxon). Néanmoins, la réhabilitation du rôle de l'Etat comme acteur principal du développement nécessite une refonte radicale des services publics de l'Etat qui se caractérisent par un retard managérial important. Pour bien mesurer ce retard en termes de temps, nous mettons à la disposition du lecteur un rapport écrit en 1920 par Fayol, l'un des fondateurs de la pensée administrative moderne, au sujet du fonctionnement de l'administration française. Dans son rapport, Fayol écrit : «Je viens d'étudier pendant une année l'entreprise gouvernementale des PTT, j'y ai constaté de nombreux vices administratifs. Premièrement, à la tête, un sous-secrétaire d'Etat instable et incompétent. Deuxièmement, pas de programme d'action à long terme. Troisièmement, pas de bilan. Quatrièmement, interventions abusives et excessives des parlementaires. Cinquièmement, aucun stimulant pour le zèle (…). Sixièmement, absence de responsabilité. Ces vices ne sont pas particuliers aux PTT, ils existent dans la plupart de nos services publics. Il n'est donc point étonnant que nous allions à la ruine.» A quelques différences près, la situation de l'administration algérienne n'est pas loin de celle de la France de 1920. A noter que Fayol n'a parlé ni de corruption ni de favoritisme. Pour ne pas «aller à la ruine», il est donc urgent de repenser d'une manière radicale le fonctionnement des services publics. Dans ce contexte, il est opportun de souligner que cette action n'est pas dictée seulement par une exigence d'efficacité, mais aussi par une nécessité de légitimité. En effet, comme le notent Laufer et Burlaud, «Le secteur public est de moins en moins en position de légitimer son action par la seule origine juridique constitutionnelle de son pouvoir (…). La source nouvelle de légitimité est désormais à rechercher dans une plus grande rationalité économique, ce qui suppose une meilleure utilisation du management dans l'administration (…) qui doit montrer, d'une part, que ses méthodes sont efficaces, d'autre part, qu'elles tiennent compte des désirs des citoyens.» Ces deux conditions de légitimité, à savoir la performance (efficacité et efficience) et la prise en compte des désirs des citoyens (écoute) nécessitent la mise en place de deux dispositifs importants en management public, à savoir l'évaluation et l'étude de satisfaction des usagers/citoyens. Concernant l'évaluation, elle s'inscrit dans un mouvement de modernisation de la gestion publique qui passe dans les pays développés d'un pilotage par les principes à un pilotage par les résultats en plus des principes. L'évaluation est, selon Rangeon, «une démarche méthodologique visant à mesurer les résultats d'une activité en vue d'en accroître l'efficacité». Elle consiste à mesurer la performance de chaque action publique en tenant compte des moyens utilisés «inputs», des «outputs» et des «outcomes» (impacts socio-économiques de l'action). Selon cette approche, la responsabilité des gestionnaires des services publics ne peut plus s'arrêter à la vérification de la régularité des procédures et l'emploi des crédits. Ils doivent aussi rendre compte de leur gestion en termes de résultats atteints. Comme le précise Louis Coté, directeur de l'Observatoire de l'administration publique du Québec, «la gestion par les résultats dans les organisations publiques est aujourd'hui installée dans le quotidien de la gestion publique (…) et réunit désormais un ensemble de techniques administratives éprouvées : définition des cibles, rédaction des tableaux de bord, planification pluriannuelle, activation d'imputabilité, etc.». La gestion par les résultats exige non seulement la planification des crédits mais aussi celle des résultats, ce qui oblige le service public à définir d'une manière explicite un état désiré à partir d'une perception scientifique de l'environnement socio-économique objet de l'action publique. Dans le même ordre d'idées, Chevallier note que l'organisation publique est «tenue de rendre compte de ses faits et gestes, de se soumettre au jugement du public». Concernant le deuxième dispositif à mettre en place, à savoir les études de satisfaction des usagers, il s'inscrit dans une «culture de la qualité» qui devient obligatoire pour les services publics, et ce, compte tenu de leurs spécificités. En effet, contrairement à l'entreprise économique, dont la performance est sanctionnée par le marché à travers le profit qui indique un degré de satisfaction de la clientèle, la performance des services publics est mesurée par l'efficacité, l'efficience et la satisfaction des usagers. Dans cet esprit, Warin note que «la satisfaction des usagers des services publics et des administrations devient un indicateur de choix de la performance publique». Cette préoccupation a amené les Etats occidentaux, y compris ceux de l'ancien bloc socialiste, à créer des organismes spécialisés et indépendants de l'administration pour effectuer des études liées à la satisfaction des usagers. En France, par exemple, la Cour des comptes utilise les études de satisfaction dans le cadre de ses audits pour mesurer la performance des services publics.