Le conflit entre les deux opérateurs Eepad et Algérie Télécom pourrait conduire à une mainmise de l'Etat sur l'internet en Algérie. Selon vous, quel serait le risque de voir le monopole de l'Etat s'étendre sur ce marché ? Il faut reconnaître que l'introduction et la généralisation du dispositif Internet, en tant que technique et usage, ne pouvaient pas se réaliser sans l'engagement politique puis financier de l'Etat. Les expériences des pays pionniers confirment ce principe car tout investissement lourd et public relève des missions et priorités de l'Etat. Il faut aussi signaler que le monopole étatique a été toujours un problème. L'explosion de la téléphonie mobile en Algérie après sa libéralisation en est la meilleure preuve. Sans vouloir prendre parti dans le conflit évoqué, les relations commerciales entre les deux partenaires auraient d'avance dû être claires. La tutelle peut trouver une solution et ce, non seulement pour sauver l'Eepad, mais surtout pour la promouvoir. Il est à signaler que le tout ambitieux programme e-Algérie 2013 ne peut se réaliser sans l'implication active et entière du privé et des centres de recherche comme le Cerist et les laboratoires universitaires. Il est aussi à reconnaître que l'Eepad a investi dans un créneau que beaucoup d'autres investisseurs ont fui et a innové en matière de services et d'options. Les textes régissant le marché de l'internet garantissent sa libéralisation et son ouverture aux opérateurs privés, alors que dans les faits les investisseurs ne se bousculent par sur le terrain. Comment expliquez-vous cet état des lieux ? Les enquêtes empiriques réalisées ont suffisamment démontré que l'appropriation sociale et professionnelle de l'internet est une réalité et le nombre des usagers est en augmentation accélérée, notamment avec les nouveaux services proposés par AT. Mais ces avancées n'ont pas été suivies et accompagnées par l'amélioration des contenus des sites, la promotion de la e-gouvernance et le e-commerce. L'analyse des requêtes et usages des internautes a permis de dégager les différentes formes d'usage de l'internet en Algérie : la discussion (chat, blog) ; le courrier électronique ; la lecture de la presse ; la recherche documentaire. Ces typologies d'usage, par ordre de fréquence, indiquent que les sites locaux (gouvernementaux, institutionnels et économiques) sont très peu consultés. Donc les usagers algériens consultent des sites essentiellement étrangers. La nature de cet usage n'a pas permis de susciter beaucoup de demandes de la part des organismes surtout économiques. Cet usage inégal est accentué par l'ouverture totale sur les flux informationnels étrangers. Cette situation malaisée peut être due à un autre facteur, hors de l'aspect technique, qui est l'invisibilité de la démarche de l'Etat quant à I'internet. Un investisseur a besoin de plus de garanties en matière de rentabilité et de législation. Je pense qu'il faut encourager les ingénieurs et les favoriser dans le cadre des dispositifs de soutien à l'emploi. Le manque d'investissement dans les domaines de l'internet et des TIC a fait de l'Algérie un pays en perte de vitesse par rapport à ses voisins, même si en Tunisie et au Maroc la censure semble être une pratique courante. Selon vous, le développement de ce secteur dépendra-t-il d'une démocratisation plus prononcée de l'accès à Internet ? En effet, nous sommes devant une situation controversée. L'internet connaît la même évolution que l'audiovisuel en Algérie : peu de sites nationaux, raréfaction des contenus et généralisation de l'usage, d'un côté ; d'un autre côté, ouverture totale sur les flux étrangers. Deux facteurs s'ajoutent à cette contradiction. Depuis son introduction en 1994, aucune contrainte liée n'a été exercée ni sur ses usages ni sur ses usagers. D'ailleurs, l'Algérie n'a jamais figuré sur la liste des « ennemis de l'internet », contrairement à nos voisins. Et le piratage dans le secteur des TIC est aussi répandu et consenti, avec même la reconnaissance du ministre de tutelle. La problématique de l'internet est beaucoup plus politique comme le soulève Ghosn dans son étude sur l'internet dans le monde arabe : « Internet est-il vraiment un outil de communication, de discussion ou de libéralisation de l'expression individuelle dans ces sociétés ? » Le régime médiatique de ces pays est bâti sur et autour d'une logique de communication unilatérale, centralisée et centrée sur l'Etat émetteur. Une logique opposée à celle de l'internet dont la technique, le contenu et l'usage signifient la décentralisation, la liberté d'expression et la diversité. Sa pénétration étant très faible, au rythme où vont les choses, la démocratisation et l'accès libre à Internet pourrait-elle se concrétiser un jour en Algérie ? Selon certaines études réalisées sur le sujet, les problèmes liés à Internet sont dus à des facteurs techniques. A ce propos d'ailleurs, le chercheur Bekhti de l'université de Ouargla conclut, dans son enquête, qu'« il est difficile de prédire l'évolution d'internet à cause des obstacles techniques de l'infrastructure qui sont un frein au développement de cette nouvelle technologie ». Mais les investissements et les projets de l'Etat dans le domaine, surtout ceux du programme e-Algérie 2013, refusent cette explication qui réduit Internet à son aspect technique. L'Etat tente de réinventer son régime en recourant aux mécanismes appliqués aux médias traditionnels. Car si l'internet présente pour le citoyen une opportunité et un espace de communication, il est appréhendé par l'Etat comme une menace, surtout avec la comparaison citoyenne et le risque de cyber-dissidence. Cette démarche de réinvention de régime médiatique s'exerce par une forme combinée de contrôle indirect : la raréfaction des contenus des sites gouvernementaux et les discours de réinterprétation réductifs et critiques véhiculés sur Internet. L'examen des applications et des gratifications liées à Internet permet de constater l'emprise des anciens réflexes étatiques de contrôle des médias traditionnels surtout l'audiovisuel. Pour terminer, dans les sociétés développées, le binôme internet/démocratie a privilégié le citoyen en lui permettant de multiplier les chances de participer activement dans l'information, le débat et la délibération publique. Une logique qui fait peur à l'Etat.