Faire une traversée de Annaba à la Sardaigne et revenir en chevauchant la mer, à bord d'un petit voilier, a forcément de quoi vous faire vivre, un tant soit peu, l'expérience « harga ». Certes, ce n'est guère le même volume de risques, ni le même état d'esprit. Mais toujours est-il que l'épreuve physique est sensiblement partagée. La traversée dont nous ferons ici le récit s'est déroulée du 22 septembre au 1er octobre 2009. De notre envoyé spécial en Sardaigne (Italie) Le voilier, du nom de Zitoun, appartient à un skipper italien de 38 ans, Attilio Schieppati. Nous serons à quatre à bord de Zitoun : en plus d'Attilio, le capitaine de bord, il y avait l'écrivain et journaliste Adlène Meddi, Emilie Petit, créatrice de projets culturels et votre serviteur. Emilie et Attilio nous ont embarqués à bord, convient-il de le souligner d'emblée, non pas pour réaliser un reportage, mais en notre qualité d'auteurs, Adlène et moi-même, et ce, dans le cadre d'une résidence d'écriture pour le moins inhabituelle. Brièvement, les résidences littéraires consistent à détacher un écrivain de son environnement routinier et de le placer dans un contexte plus propice à la création. Emilie et Attilio ont lancé depuis quelque temps un concept de résidence artistique appelé « Projet Moutawassat » (lire encadré). L'expédition « Moutawassat » se veut, en la circonstance, une aventure scripturale à caractère expérimental inspirée de la traversée ainsi proposée. A titre personnel, notre première intuition était de vivre quelque chose de l'odyssée périlleuse de centaines de candidats à la « harga » dans l'espoir de gagner la rive, le rêve, italiens. Dans la bureaucratie méandreuse du port Vendredi 18 septembre. Nous quittons Alger en compagnie de Adlène à bord d'un taxi collectif à destination de Béjaïa où nous devions retrouver Emilie qui arrivait le jour-même de Marseille. Nous serons tous généreusement hébergés par la cinéaste documentariste Habiba Djahnine, l'auteure de Lettre à ma sœur et initiatrice du festival « Béjaïa Doc ». Attilio, qui ramenait le voilier Zitoun depuis Tabarka, devait nous récupérer au port de Béjaïa. Mais une météo défavorable le contraint à accoster à Annaba. On met le cap donc sur Bône, ville devenue ces dernières années une plate-forme de départs massifs vers les côtes sardes. Samedi 19 septembre. Nous arrivons à Annaba vers la mi-journée. Sitôt débarqués, nous nous rendons au port où nous attendait Attilio. Après négociations avec la police, nous réussissons à pénétrer dans l'enceinte portuaire où était parqué Zitoun. Le voilier s'avère fort charmant. On se glisse à bord pour y poser nos bagages et faire une première reconnaissance des lieux. Une longue bataille procédurale est entamée avant que nous puissions prendre la mer. Nous prenons d'abord attache avec la PAF. Le chef de la section PAF du port se montre fort affable. Malgré sa bonne volonté, nous nous voyons infliger un véritable cauchemar bureaucratique dans les méandres de l'administration portuaire, ballottés que nous étions entre plusieurs services. Il nous fallait notamment le OK des gardes-côtes, mais le bâtiment abritant leurs bureaux était désert. Jusqu'à une heure avancée de la nuit, nous nous épuiserons à passer d'un bureau à l'autre. Même le sergent de permanence lève les bras au ciel. Pour corser le tout, l'Aïd débarque. Pendant deux jours, Annaba est ville morte et le port ne déroge pas à la règle. Nous avons même frappé au portail de la caserne militaire abritant le commandement du groupement territorial des gardes-côtes. En vain. Mercredi 22 septembre. Le bureau des gardes-côtes daigne enfin nous recevoir. Ils prennent tous les renseignements relatifs au bateau, s'enquièrent de nos documents de voyage et du motif de notre traversée. De là, on se fait estampiller nos passeports par la PAF. Le temps pressait. Il fallait prendre la mer avant que la météo ne se gâte. A 13h, nous avons enfin l'autorisation d'embarquer. Préalablement, nous faisons les provisions en prévision des quelque 25 heures de traversée qui nous séparaient de la Sardaigne. Emilie et Attilio nous installent dans nos « cabines » respectives. Nous sommes d'emblée impressionnés par l'extrême économie de l'espace qui régente la vie dans le petit bateau. Cela dit, le voilier est équipé de toutes les commodités. L'habitacle est relativement confortable, avec un réchaud pour faire la cuisine, un frigo incorporé, et des espaces de rangement. Dans un coin est posé l'ordinateur de bord doté d'un logiciel GPS. Dans une niche, à l'arrière du bateau, Adlène prend ses quartiers avec son « paquetage ». Nous serons installés dans une petite alcôve à l'avant du voilier. Un petit cabinet de toilettes avec un bidet est aménagé dans un espace réduit, surmonté d'un lavabo encastré dans une sorte de tiroir. Cette ingénieuse économie de l'espace était notre première leçon à bord de Zitoun. La moindre de ses vertus est qu'elle nous permettait de bouger à l'intérieur du bateau sans se cogner ni se marcher sur les pieds. « Capitainerie de Annaba, ici Zitoun » Zitoun dispose de deux voiles et d'un moteur dont la vitesse maximum peut atteindre les 8 nœuds (1 nœud = 1,852 km/h). La plupart du temps, on avançait à 5,7 ou 5,9 nœuds, soit environs 10 à 12 km par heure. Une barre de navigation permet de diriger le bateau en ayant l'œil rivé sur le « compas », instrument servant à fixer le cap. Sur l'ordinateur, la trajectoire du voilier est rendue avec justesse. Attilio surveille constamment le GPS. Le temps est couvert et la mer est agitée. « Capitainerie de Annaba, ici voilier Zitoun. Demande autorisation de quitter le port », lance notre timonier dans sa radio. Autorisation accordée. Nous pouvons enfin prendre le large ! Passées les six premières heures, le mal de mer commence à faire son effet, surtout que les vagues se font de plus en plus agressives. Si bien que le petit voilier devient comme un jouet entre les mains de Poséidon. Attilio met les voiles en même temps qu'il actionne le moteur. Ce régime mixte est censé donner plus de puissance au bateau. Cela imprime un rythme « soutenu », voire « sportif » (dixit Attilio) à la traversée. C'est que la météo risquait de se gâter davantage. Les trois jours perdus dans l'engrenage bureaucratique du port d'Annaba étaient tels que nous étions rentrés dans une zone météorologique à risque. A partir du 24, la traversée aurait été tout simplement impossible. Là, déjà, la situation n'était guère facile à négocier. La mer secouait le bateau dans tous les sens, si bien que notre estomac s'en trouva fortement malmené. Arraché. Broyé. Les premiers vomissements survenaient, et bientôt, nous étions tous malades, à des degrés divers. Seul Attilio dérogea au supplice nauséeux. Vers 19h, il se propose même, alors que la mer est déchaînée, de nous faire à manger en excellent cuistot qu'il est. Il faut préciser que son talent culinaire n'est pas le seul de ses violons d'Ingres. Ce beau gosse à l'italienne, originaire de Milan, est architecte à la base. Il fut longtemps joueur de banjo dans un « jazz band » milanais de style « New Orleans ». Il est également comédien de théâtre. Mais ne lui posez surtout pas de questions sur le foot. Il n'est ni Rossoneri (AC Milan) ni Nerazzuri (Inter). En bon skipper, Attilio connaît la météo à vue de nez, détermine le sens du vent avec son petit doigt trempé dans sa bouche. Pour lui, une bonne navigation consiste à manier avec dextérité à la fois la force du vent et la force des vagues, et savoir surfer sur celles-ci dans le bon sens. Je donne mes tripes aux poissons Devant la difficulté à faire à manger tant le bateau tanguait, Attilio, en capitaine bienveillant soucieux du bien-être de son équipage, profite d'une séquence relativement calme pour nous préparer une paella milanaise. Si nos palais s'en délectent, nos estomacs ne seront pas longs à l'éjecter. Et les poissons de s'empiffrer de nos viscères étripées. L'effet fracassant du mal de mer ne nous empêchera pas d'assurer nos « quarts », autrement dit de se relayer à tour de rôle à la barre de navigation. A mesure que la nuit s'installe, le temps empire, et la traversée nocturne sera un massacre. Les vagues flagellent de plein fouet le pauvre Zitoun, ce qui aura pour effet de nous tremper jusqu'à la moelle. Des orages éclatent, des éclairs, de gros nuages menaçants plombent l'horizon. Et plus on s'enfonçait dans l'immense nappe en furie, moins on voyait le bout de ce tunnel liquide. Et au milieu de ce chaos apocalyptique, nous eûmes fatalement une pensée pour les harraga. Nous mesurions leur courage. De fait, si nous, avec tout ce confort relatif, un skipper expérimenté, un bateau solide, nous étions à ce point éprouvés, qu'en est-il des clandestins qui chevauchent la mer au péril de leur vie, entassés tels des sardines dans une petite barque, qui n'ont généralement que très peu de provisions, qui risquaient par un temps comme celui-ci de s'égarer facilement. Notre pensée alla également aux êtres qui nous sont les plus chers. Et l'on priait secrètement pour avoir une seconde chance de nous racheter, de nous montrer plus humains, plus aimants et plus disponibles. Il faut dire que par moments, le « mousse » inexpérimenté que je suis touchait le fond au sens fort du terme. Et l'on vomissait tout : ses tripes, ses larmes, ses urines, ses organes, ses entrailles, son cœur. Un liquide jaune en vient à écumer votre bouche tant vous n'avez rien dans l'estomac, et vous attendez juste le moment de voir un filet de sang maculer votre barbe. Le fait que nous ayons peu mangé compliqua les choses. Emilie faisait observer, à juste titre en parfaite connaisseuse de ce genre de résidences, qu'il y avait trois choses à éviter absolument pour ne pas succomber au supplice de la mer : la faim, la fatigue et le manque de sommeil. Mais voilà. Nous avions aligné les trois carences, et nous sommes à présent au bord de l'épuisement, au bord de la syncope. Et l'on tient comme on peut, on s'accroche à tout ce qu'on peut, tandis qu'à l'intérieur de l'habitacle, tout s'écroule : les livres, les ustensiles, les provisions… Attilio, prévenant, nous impose de mettre un gilet de sauvetage chacun et de nous accrocher à l'aide d'une corde assortie d'un mousqueton aux parois du bateau, la corde constituant ce que les marins appellent une « ligne de vie ». Même pour faire ses besoins les plus élémentaires, il faut négocier avec la mer. L'on ne peut même pas uriner à l'arrière du bateau comme d'aucuns le font car un coup de rein trop brutal de la houle peut vous envoyer comme un rien valdinguer au fond des eaux. Par moments, et sous la poussée du vent, les voiles se gonflent, et le bateau de raser littéralement les vagues en s'inclinant dangereusement. Mais Attilio rassure : le bateau est conçu de façon à flotter comme un bouchon de liège. Aucun uniforme sur la rive sarde ! Mercredi 23 septembre. Après plus de 24 heures d'une navigation houleuse et mouvementée, on voit enfin pointer au loin les rivages salvateurs de la Sardaigne. Nous passons à un moment donné tout près d'un îlot. « C'est l'île du Taureau », indique Attilio. Nous dérivons peu à peu en direction d'une île verdoyante qui sert d'écrin à une petite ville touristique du nom de Carloforte. Un jeune homme à bord d'un zodiac s'approche de nous. Il ne fait pas partie de la marine italienne, comme nous le pensions, mais plutôt de la direction de la marina. C'est 20 euros la journée pour accoster. Le petit port de plaisance est fort agréable. Il est équipé d'une cafétéria, de douches et toilettes et tout le nécessaire. Violent contraste avec un grand port comme celui d'Annaba qui ne renferme même pas de toilettes ou de cabine téléphonique. Quel sera notre étonnement de constater qu'aucun homme en uniforme n'est venu nous contrôler. Attilio ayant pris le soin, comme le veut l'usage, de hisser le pavillon italien, cela avait vraisemblablement suffi à ses compatriotes pour les mettre en confiance. Même au débarquement, personne n'a visé nos passeports ni ne nous a posé la moindre question. Voilà qui tranche drôlement avec le discours plutôt musclé de l'Union européenne sur la lutte contre l'immigration clandestine et l'imprenable forteresse « Europe », surtout depuis le retour de Berlusconi au pouvoir. En mettant le pied au sol, nous sommes gagnés par le mal de terre, et nos facultés « proprioceptives » sont une nouvelle fois mises à rude épreuve. Nous avons quelque mal à tenir l'équilibre. Nous nous ruons dare-dare sur les douches du port pour faire peau neuve. Nous resterons deux jours et demi à Carloforte. La ville ressemble à toutes les petites villes méditerranéennes, avec ses ruelles étroites, ses pâtés de maisons gorgés de soleil et ses joyeuses petites places. On devine aisément que Carloforte déborde de touristes durant la haute saison. En témoignent les nombreux yachts qui hivernent au port. Pour ne pas déroger à la tradition, la pizza italienne est à l'honneur, les pizzerias constituant l'essentiel des établissements de restauration. Dans les rues de Carloforte, beaucoup de personnes âgées. Quelques migrants subsahariens sillonnent la ville, proposant des effets à vendre pour gagner leur croûte. Vendredi 25 septembre. Nous mettons le cap sur un petit port du nom de Portu Nou niché sur un rivage sauvage attenant à une petite ville maritime du nom de Teulada, toujours dans l'île de la Sardaigne. Même rudimentaire, le port de Teulada offre là aussi un minimum de commodités à l'attention des pêcheurs et des plaisanciers. Un camping soigneusement aménagé accueille les derniers estivants avant que le soleil ne plie définitivement bagage. Après une halte de deux jours, nous nous résolvons à ramer vers le nord pour gagner Cagliari, la capitale de la Sardaigne. Cela nous prendra quasiment une journée de navigation. La mer est nerveuse. Nous accostons dans une jolie marina à 15 euros la nuitée. La ville est certes plus grande que Carloforte et Teulada, mais garde son cachet insulaire. Le lendemain de notre arrivée, nous partons voir la police des frontières italiennes pour nous « signaler », attendu que nous ne nous étions toujours pas déclarés aux autorités italiennes, et que trois jours après notre entrée dans les eaux territoriales sardes, nous avions toujours le statut de « harraga ». La PAF italienne, stationnée au port, nous fait un accueil fort agréable. Alors qu'à Annaba, c'était le branle-bas de combat tant les autorités concernées n'étaient pas habituées à recevoir un plaisancier ; à Cagliari, c'était tout le contraire. Mouillage à Capo Malfatano Après deux jours passés à Cagliari, nous préparons le retour. Mais la météo n'est guère au rendez-vous, annonçant des intempéries pour les jours suivants. Le capitaine Attilio suggère alors de grignoter quelques miles en descendant vers la pointe de l'île et faire mouillage là-bas, avant de reprendre le large le lendemain. Au préalable, crochet par la PAF sarde qui estampille nos passeports en trente secondes, sans autre formalité. Nous mouillons ainsi au large d'une petite plage du nom de Capo Malfatano. Mercredi 30 septembre. Nous mettons le cap sur Annaba. Là encore, on barre à tour de rôle par une mer houleuse. Le mal de mer nous reprend à nouveau mais on y résiste stoïquement, forts de « l'expérience aller ». La nuit tombée, nous naviguons dans une ambiance romantique, éclairés que nous étions par une belle lune. Attilio se surpasse en nous gratifiant d'excellentes pâtes italiennes apprêtées avec délice. Vers 4 heures du matin, nous sommes brutalement réveillés par une tempête. Cette brusque détérioration des conditions météo n'était guère annoncée par les différents bulletins. Pourtant, Attilio est attentif à la moindre alerte. Le vent affiche « force 9 », soit quasiment 90 km/heure. « Je n'ai jamais été confronté à un vent d'une telle puissance », confie notre capitaine qui lutte avec les voiles, les vagues et les éléments. Il pleut des cordes. Notre estomac est brutalisé, massacré, haché. A un moment donné, et comme il est d'usage chez les marins en pareilles circonstances, Attilio se résigne à tout fermer après avoir pris le soin d'éteindre le moteur et de rabattre les voiles. On se planque tous dans l'habitacle en laissant la mer nous balancer. Le bateau est tiraillé dans tous les sens. Une demi-heure plus tard, Attilio reprend la barre. On le rejoint sur le pont. Il pleut à verse et nous sommes trempés jusqu'à l'os. On grelotte de froid. Nous nous engouffrons dans un rideau d'averses. Et les grosses ondées de nous coller jusqu'à notre arrivée au port d'Annaba. Des dauphins pour escorte Jeudi 1er octobre. 9 heures passées. Annaba s'annonce enfin. Un magnifique troupeau de dauphins nous escorte gaiement à l'orée des côtes bônoises. Attilio accroche un petit drapeau algérien. Nous arrivons dans un état décomposé. Notre brave timonier donne le signalement à la capitainerie d'Annaba pour demander l'autorisation d'accoster. Tout le monde au port connaissait désormais le voilier Zitoun et son sémillant capitaine. Comme à l'aller, la bureaucratie sera au rendez-vous et les formalités de débarquement achèveront de nous épuiser. Comme nous le disions, la traversée n'a aucune commune mesure avec la détresse des harraga. Il n'empêche que l'on en connaît un peu plus désormais sur le désarroi de nos jeunes une fois en haute mer, livrés qu'ils sont aux humeurs de la mer et à la merci des flots, avant même de ne buter sur le mur des hautes frontières…