Photo : Riad De notre correspondant à Annaba Mohamed Rahmani Avec 99 harraga arrêtés depuis le mois de janvier 2009, Annaba se place en tête des villes côtières où il y a le plus de tentatives d'émigration clandestine à destination des pays d'Europe du Sud, méritant ainsi son titre de «capitale des harraga». En réalité, ce sont des centaines de jeunes gens qui ont pris la mer ; certains sont arrivés à «bon port», d'autres ont disparu en mer et ne donneront plus aucun signe de vie, d'autres encore ont été «reconduits aux frontières» pour répondre de leur acte devant la justice. Ce phénomène, qui tend à se multiplier, relève d'un état d'esprit qui refuse et rejette une réalité que la misère, le chômage et l'amertume meublent au quotidien. Sans débouchés, sans espoir d'un avenir meilleur, même bardé de diplômes, le jeune se trouve coincé entre sa condition de personne pleine d'énergie et voulant croquer à pleines dents la vie et réussir un présent complètement dépassé et déphasé par rapport à ses rêves et à ses aspirations. Un combat de tous les jours pour chercher un travail, des centaines de pièces administratives fournies, des dossiers déposés un peu partout et puis, à la fin, le désenchantement. On découvre, après quelques années, qu'on est fini à 30 ans, alors on fait abstraction de cette réalité et on se tourne vers l'autre côté de la Méditerranée. On demande son visa et on attend le refus comme on a attendu ce poste hypothétique qui n'a jamais été obtenu. On revient à la charge, on dépose un autre dossier tout aussi refusé. Le regard des autres qui ne se pose plus sur vous, vous efface de son champ de vision parce que vous êtes identifié à une sorte de figurant sans aucune incidence sur le cours des événements. Vous passez inaperçu et on fuit votre regard pour ne pas à avoir à vous saluer ou à s'enquérir de votre situation, sachant que vous n'êtes pas quelqu'un d'intéressant. Cela vous donne le sentiment d'être méprisé et ignoré par tous, c'est réducteur et dévalorisant. Puis, c'est le raccourci : traverser la mer à bord d'une barque et se retrouver «là-bas». On s'imagine déjà travailler, faire fortune et revenir au pays «plein aux as» pour être accueilli à bras ouverts comme «un héros» par les siens. N'en déplaise à ceux qui ne croyaient pas en sa réussite, il se voit déjà comme un modèle qui sera suivi. Sidi Salem, haut-lieu de l'émigration clandestine, 11 h du matin. Le café situé près du rond-point de l'entrée est de la petite localité est bondé, des jeunes sont attablés autour d'un café et discutent des événements qui ont secoué le village il y a quelque temps et où certains avaient menacé de se suicider si on ne leur attribuait pas des postes de travail. «Tu sais, mon frère, nous dit l'un d'entre eux, toi qui es journaliste, dis-leur dans ton article que nous aimons notre pays, que nous ne voulons pas le quitter mais, comme tu vois, nous n'avons rien ici et nous avons été jusqu'à manifester violemment pour faire comprendre aux responsables qu'il faut nous aider à nous en sortir.» Pointant son index vers la mer toute proche, il nous lança sur un ton de défi : «Il ne nous reste que ça et nous partirons tous, nous n'avons pas peur et tu connais l'Algérien, c'est un fonceur et un fataliste et ce qui doit arriver arrivera !» Un autre prit la parole pour nous faire savoir que c'était la deuxième fois qu'il était pris et refoulé mais que cela ne le décourageait pas et qu'il était prêt à tenter une autre fois l'aventure. «Cette fois, je ne reviendrai pas, “n'fout wella n'mout” [je passe ou je trépasse], j'ai tout préparé et rien ni personne ne m'arrêtera, maintenant j'ai de l'expérience», nous confie «Zargou», surnom par lequel est désigné ce jeune blond aux yeux bleus Selon le commandement du groupement des gardes-côtes de Annaba, c'est surtout de nuit, entre 23 h et 1 heure du matin que les «embarquements» ont lieu ; ils sont localisés principalement du côté des plages de Sidi Salem, à l'embouchure de la Seybouse, à Ras El Hamra et à Aïn Barbar, un autre haut lieu de la harga. Dans ce coin isolé, ce sont des dizaines de candidats venus des wilayas voisines et même de certaines aussi éloignées que Chlef ou Oran qui prennent la mer à bord d'embarcations équipées de petits moteurs. On y charge du carburant, des provisions et quelques affaires personnelles et on met le cap sur le large pour espérer accoster sur une des côtes du sud de l'Europe, la destination prisée étant la Sardaigne toute proche. Généralement, l'aventure tourne court, la frêle embarcation est prise en chasse par les gardes-côtes et très vite rattrapée puis arraisonnée. D'autres échappent à la vigilance des unités marines et réussissent à «passer» mais, n'ayant aucune expérience de la mer et sans outils de navigation, ils dérivent et, pour ceux qui ont de la chance, sont secourus par des bateaux de passage comme cela avait été le cas il y a près de 6 mois. Pour les autres, ils disparaissent en haute mer et on n'entend plus parler d'eux. Au pays, les parents sont à l'affût de la moindre nouvelle, ils se déplacent chaque jour pour prendre contact avec les ex-copains de leurs enfants et essayer de s'informer, un drame que vivent quotidiennement ces familles et qui continue encore. Ceux qui «réussissent» et arrivent à débarquer de l'autre côté, sont accueillis par les gardes-côtes italiens pour être «parqués» dans des centres pendant des semaines avant d'être remis aux autorités algériennes. Ceux qui y échappent, vivent dans la clandestinité, avec cette peur d'être arrêtés à tout moment et donc refoulés vers le pays d'origine. Tout cela les harraga le savent, ils en sont informés tous les jours mais cela ne les décourage point. Ils espèrent, malgré tout, pouvoir aller «là-bas» et y réussir «parce qu'on y peut mieux se débrouiller», dira Zargou. «Je suis jeune, j'ai beaucoup de temps devant moi et s'il y a la moindre chance de passer de l'autre côté, je la saisirai. Mon copain vit aujourd'hui à Pomigliano d'Arco [une petite ville italienne entre Naples et Avellino, ndlr], il est marié et mène la belle vie. Je ferai comme lui ou je mourrai en mer.» La plupart des jeunes que nous avons rencontrés sont déterminés à braver les dangers de la mer, à prendre tous les risques, c'est une mentalité qui s'est développée et est maintenant bien ancrée dans ces milieux. «Cette mentalité est très difficile à combattre, nous déclare un professeur de sociologie à l'université Badji Mokhtar de Annaba, c'est une réponse, une réaction à une situation généralisée qui dure depuis plus d'une décennie et touche les milieux jeunes. D'un côté, rien ou presque n'a été fait pour améliorer cette situation et redonner espoir et, de l'autre, -et c'est ce qui a amplifié cette mentalité-, les groupes qui sont passés les premiers temps ont réussi en Italie ou en Espagne. Cette prétendue ‘‘réussite'' a été glorifiée et érigée en exemple pour les jeunes qui y ont très vite souscrit, s'est très vite propagée avec les moyens de communication actuels et les influences se sont décuplées. Il y a aussi les moyens mis à disposition pour entreprendre la traversée, des ateliers clandestins de fabrication de petits bateaux, des passeurs et des organisateurs de ‘‘voyages''. Et puis les jeunes sont plus enclins à croire les informations se rapportant à la réussite de tel ou tel individu que celles annonçant la disparition en mer ou l'arrestation par les gardes-côtes italiens de groupes de clandestins.» Aujourd'hui, avec le retour du beau temps, on craint que de véritables boat-people ne prennent d'assaut les côtes sud de l'Europe et le commandement régional des gardes-côtes a pris des mesures dans le sens de renforcer les unités marines pour augmenter le nombre de patrouilles en mer. C'est une utopie que de croire régler le problème parce que, tant que le chômage, la pauvreté, la misère et l'indigence culturelle séviront, les boat-people continueront.