Le renforcement des mesures dissuasives et l'interdiction d'accès à l'Europe à travers Ceuta et Melilla (sous tutelle espagnole) ont poussé les migrants clandestins à se rabattre sur la côte est. Qu'ils soient salariés, étudiants ou chômeurs, ils veulent tous traverser les quelque 200 kilomètres qui les séparent de la “botte européenne”. Annaba est devenue une ville de transit. Passage obligé pour toute personne en quête du moindre espoir. Allant des aventuriers de l'Eldorado jusqu'aux parents à la recherche de leurs enfants disparus en mer. Le flux migratoire n'a jamais été aussi important dans cette région que ces dernières années. Plus précisément, depuis la découverte d'un nouvel itinéraire menant à l'Italie : départ de la plage de Sidi-Salem. Comme une légende, cette histoire hante la côte annabie. Elle est contée par tout le monde, à savoir les pêcheurs, les gardes côtes, et surtout les harragas. “C'est l'histoire du premier harrag. Un marin pêcheur qui a découvert par hasard, à bord d'une petite embarcation, un nouvel axe menant à l'Italie en partant de la plage de Sidi-Salem. À son retour, il a tout vendu puis il s'est installé en Sardaigne avec sa famille”, racontent-ils. De bouche à oreille, l'idée a germé et ce mythe a inspiré des centaines de personnes. Depuis, les plages de la région sont devenues un véritable port de départ. D'autres circuits en direction de l'Italie ont été, également, découverts par les passeurs en longeant la côte jusqu'à Bizerte, en Tunisie, et de là, la botte européenne. Le renforcement des mesures au niveau de la côte ouest, l'interdiction d'accès à l'Europe, à travers Ceuta et Melilla, (sous tutelle espagnole) et l'entrée en vigueur du code ISPS réglementant les ports, ont fait que les migrants clandestins se sont rabattus sur la côte est. Le bilan des forces navales de l'année 2008 fait ressortir que la plupart des départs se font à partir de la côte est du pays avec 636 migrants interceptés, dont 442 venant d'Annaba. La Coquette est désormais la capitale de la harga. Ils y viennent de partout : Alger, Blida, Béjaïa, voire même Béchar, pour traverser les quelque 200 kilomètres qui les séparent de la Sardaigne. Du boulevard Fellah-Rachid (ex-Saint-Cloud) à la cité de Sidi-Salem, les embarcations jonchent toutes les plages de la ville. Dans chaque quartier, une barque est cachée quelque part. “Entrez et regardez… Il y a quelques jours, des jeunes ont dissimulé cette embarcation juste au-dessus de mon balcon. C'est pour bientôt, dès que le vent cessera, ils prendront la mer”, croit savoir Mme Belabed. Le sujet des harragas est au cœur de toutes les discussions. Presque toutes les familles ont été touchées par ce fléau, même un ex-présidents de la République dont un neveu a mis les voiles. Pour cette mère, le sujet est encore douloureux. Son fils Marouan est porté disparu depuis le 17 avril 2007 ainsi que dix autres jeunes du quartier qui ont partagé ce jour-là la même embarcation. Sidi Salem : “La zone franche” Toutes les pistes nous mènent vers les plages de Sidi-Salem, El-Batah ou encore Oued Boukrat. Des quartiers dortoirs, avec une population de plus de 50% de jeunes, bordent ces belles plages au sable fin, qui ne sont, en réalité, qu'une invitation à l'exil. Face à la mer, ils rêvent de partir en quête d'un bonheur qu'ils ne trouvent plus sur place. Rêvant d'une vie meilleure, ces hommes et femmes tentent la folle aventure clandestine. “Si vous cherchez les harragas, vous êtes à la bonne adresse. Tous les habitants de Sidi-Salem ont pris le large au moins une fois”, ironise, Ahmed, un jeune pêcheur. Il y a une part de vérité dans son humour car ce quartier a enregistré le taux le plus élevé de harragas, des récidivistes et notamment des disparus en mer. Ce fléau ne concerne pas seulement les jeunes, bien au contraire ! Des hommes et des femmes avec leurs enfants, dont l'âge varie entre de 16 à 40 ans, sont tentés par l'aventure. Issus de différentes classes sociales, leur point commun est la malvie ainsi que la précarité de l'emploi. Qu'ils soient salariés, étudiants ou chômeurs, ils veulent tous partir vers l'Europe. À l'inverse des pays voisins, les candidats à l'émigration clandestine ne sont pas forcément ceux qui n'ont pas fait d'études. Bien au contraire, selon les chercheurs du Cread, 38% d'entre eux sont des universitaires, alors que 40% sont de niveau moyen. En résumé, leurs histoires se ressemblent toutes : ils sont dix, voire même quinze, entre 18 et 40 ans, à échafauder leur projet de harga. Un passeur les a appâtés avec une perspective d'emploi et une éventuelle régularisation de leurs papiers en Italie. C'est aux candidats que revient la tâche de cotiser pour acheter une barque, un moteur, un GPS, des bidons d'essence. S'il leur reste de l'argent, ils s'offrent le luxe de gilets de sauvetage. En attendant les bonnes conditions météorologiques, ils enfouissent leur barque dans le sable ou quelque part dans un quartier peu fréquenté. Le moment venu, ils partent, sans même dire au revoir à leur famille. Ils sortent dans la majorité des cas de la plage de Sidi-Salem, sous le nez des policiers du commissariat de proximité de ce quartier. “Contrairement aux idées reçues, nous ne sommes pas des suicidaires. C'est dans l'espoir d'une vie meilleure que nous partons”, souligne Abdelghani, un ex-harrag. Selon lui, le coût d'une telle aventure commence à partir de 50 000 DA. Cela dépend de la qualité de l'embarcation. “Nous sommes des pêcheurs de père en fils. Avec son métier, mon père est arrivé à nous élever, nous éduquer et à subvenir à nos besoins. Malheureusement, ce n'est pas mon cas. Dites-moi comment faire pour nourrir ma famille, lorsque je suis obligé de partager mes caisses de sardines avec qui de droit ? Dites-moi comment je peux pêcher avec mon embarcation, alors que les thoniers japonais raflent tout ? Je n'ai rien à perdre”, s'insurge Hakim. Ce pêcheur de 35 ans a atteint la rive nord deux fois, puis, il s'est fait expulser par les autorités italiennes. Hakim précise, pour sa part, que les candidats au départ ont calculé les risques d'une telle aventure. “Les harragas sont devenus de vrais marins aguerris, la majorité d'entre eux est instruite et consulte la météo au quotidien. S'ajoute à cela, dans l'embarcation, il y a toujours un meneur avec une bonne connaissance de l'itinéraire”, explique-t-il. Selon lui, ceux qui prennent des risques sont ceux qui sortent dans des conditions climatiques non favorables avec un vent fort qui fera chavirer leur embarcation ou, pire encore, les fera échouer à l'île de la Galette en Tunisie (zone militaire). Le drame des familles des disparus en mer Nul ne peut imaginer le vécu des familles des harragas disparus. Personne ne peut connaître l'angoisse des parents durant des journées et des nuits de recherche en mer. Ce terrible sentiment d'incompréhension, d'impuissance et de culpabilité de n'avoir pas été mis au courant du projet. Des vies ont été brisées, des familles accablées par la souffrance. Des parents se mobilisent chaque jour pour surveiller les plages de départ dans l'espoir de surprendre les harragas au moment de prendre le large. À force de chercher leurs enfants, ils connaissent tous le circuit, à savoir les passeurs, les plages d'embarquement, les heures de regroupement. Alors, ils les dénoncent, car ils sont persuadés que leur aventure les mènera au drame. Ces citoyens ont l'expérience, ils ont déjà vécu cette situation. Eux-mêmes ont perdu un enfant. Il n'y a pas de surveillance au niveau des plages pour repérer les candidats au départ, alors que des commissariats de police sont à proximité. Juste en face de la plus importante plage de départ (Sidi-Salem) se trouve un autre commissariat, mais les policiers ne sont pas là pour surveiller les clandestins, ils interviennent seulement lorsqu'il y a dépôt de plainte par les familles. “Mon fils était un esprit libre, il était indépendant et respirait la joie de vivre. Je sais qu'il est quelque part, si je pouvais simplement savoir où”, nous dit d'emblée Kamel Belabed, représentant du collectif des parents des harragas disparus. Il a perdu son fils, Merouan, en mer, le 17 avril 2007. Pour retrouver son enfant, il passe tout son temps à la recherche de la moindre information qui le conduira à lui. Par ailleurs, il fait des démarches auprès des autorités algériennes afin d'ouvrir le dossier des disparus en mer et d'échanger les informations dont il dispose pour mettre fin à l'incertitude des parents. Pour lui, la première urgence serait de procéder à un recensement des migrants disparus. “Il faudrait contacter les familles, écouter leurs témoignages et recueillir les photos de chaque harraga et pourquoi pas procéder à des analyses ADN”, suggère-t-il. Comme tant d'autres, ce père de famille est révolté rien qu'à l'idée de savoir que des corps d'inconnus retrouvés sur les plages européennes sont incinérés sans que les tests ADN soient pratiqués. “À chaque incinération, ce sont des familles qui ne pourront jamais faire leur deuil”, s'indigne M. Belabed. Malgré les promesses faites, vendredi 6 février, par Djamal Ould-Abbès, ministre de la Solidarité nationale concernant ce sujet, les familles de disparus se disent peu convaincues, tant que les démarches n'ont pas été faites auprès d'elles. Elles sont persuadées qu'il y a des chances que les harragas disparus soient encore en vie. “Certains de nos enfants sont en prison en Tunisie ou encore en Libye. Après avoir dérivé en mer, ils ont été arrêtés par les gardes côtes d'un pays voisin”, supposent-ils. Le cas du jeune Hadaf, dont la dépouille a été rapatriée de Tunisie en 2007 (avec un certificat d'inhumer, émanant du ministère tunisien de l'Intérieur, signalant qu'il s'agit bien d'un meurtre avec préméditation) est la preuve pour ces familles que des harragas sont retenus dans des pays voisins. “J'ai déposé plainte au niveau du consulat d'Algérie en Tunisie et j'ai demandé l'ouverture d'une enquête, sur la mort de mon frère mais rien n'a été fait”, témoigne le frère de la victime. N. A.