Au-delà du côté festif de la célébration de Yennayer, la date du 12 janvier de chaque année se veut un rendez-vous annuel pour faire l'inventaire de la situation de la revendication identitaire amazighe, notamment en Afrique du Nord où les populations berbères autochtones tiennent encore fortement à leur langue et à leur culture. En Algérie, cette année, la question qui s'impose et alimente l'actualité du moment, par médias interposés, est le choix de l'alphabet le plus adéquat pour la transcription du berbère. Après que le Maroc ait constitutionalisé et officialisé tamazight en tranchant sur cette question en faveur du tifinagh, les linguistes et les intellectuels berbères en Algérie n'arrivent pas à s'entendre sur le choix des caractères entre les trois utilisés actuellement : le tifinagh, le latin dit «tamamerith» (par rapport à Mouloud Mammeri), et enfin les lettres arabes. Trois graphies pour une seule langue Par souci de clarté, nous reproduisons brièvement l'histoire de l'utilisation des trois graphies avant d'ouvrir le débat. D'abord, il n'échappe à personne que le tifinagh est l'une des plus anciennes écritures au monde encore utilisée. Elle est comparable à l'hébreu, langue morte puis ressuscitée.A l'origine, tifinagh est le libyque, un alphabet à caractère consonantique dont l'utilisation était courante chez les Berbères d'Afrique du Nord plusieurs siècles avant l'ère chrétienne. Puis, petit à petit, cette langue a été délaissée du fait des multiples invasions étrangères de la terre de Tamazgha. Les seuls qui ont su la garder et la protéger sont les Touareg. En 1967, Mohand Arab Bessaoud, cofondateur de l'Académie berbère, avait annoncé que le tifinagh serait l'alphabet standard à utiliser pour la transcription de tous les dialectes berbères. Les caractères arabes sont vraisemblablement utilisés du dixième jusqu'au douzième siècle par les royaumes berbéro-musulmans, fondés par des Berbères convertis à l'islam mais qui refusaient l'autorité émanant des khalifes musulmans. Actuellement, ces caractères sont très utilisés par les Chleuh au Maroc et les marabouts dans les zaouïas, un peu partout en Kabylie. En ce qui concerne les caractères latins, ils sont utilisés surtout en Algérie, depuis plusieurs dizaines d'années, par de nombreux écrivains précurseurs, comme Mouloud Mammeri et Salem Chaker. De plus, on retrouve presque le même alphabet au Niger et au Mali depuis 1966, les deux premiers pays à avoir reconnu officiellement le berbère (touareg) comme langue nationale. La transcription à base latine est également utilisée au Maroc. La genèse du débat Le premier débat sur la question de la transcription de tamazight a été lancé en 1966 avec la création de l'Académie berbère à Paris. Des intellectuels très influents dans le combat identitaire et culturel amazigh, comme Taos Amrouche et Mohand Arab Bessaoud, avaient opté pour le tifinagh. Selon eux, le tifinagh assure l'originalité et l'authenticité du berbère. Ils publiaient, d'ailleurs, une revue en tifinagh qui s'appelait Imazighen. Mohand Arab Bessaoud, particulièrement, a été intransigeant sur cette question. Il pensait que ressusciter le tifinagh était un devoir des militants berbères et un droit du peuple amazigh. A cet argument du cœur il ajoute un autre, plus objectif. Bessaoud affirmait que le tifinagh était le seul alphabet qui pouvait être utilisé pour l'écriture de tous les dialectes berbères sans aucune complication. Il reprochait à Mouloud Mammeri – qui utilisait des lettres latines en opérant quelques réadaptions et en rajoutant quelques symboles – d'avoir inventé une langue de substitution au lieu de défendre et de développer l'authentique tifinagh. Selon le témoignage de l'écrivain et universitaire Hend Sadi, qui a longuement côtoyé Mouloud Mammeri, Mohand Arab Bessaoud avait publié dans la revue Imazighen un «mea culpa» qu'il s'était permis de signer Mouloud Mammeri. Dans cette lettre, Mammeri «avouait» son erreur et donnait raison à Bessaoud quant au choix du système de transcription. En dépit de cela, le démenti opposé par Mammeri à ce faux texte n'avait pas mis en cause le bien-fondé de l'usage de tifinagh. Un choix s'impose… lequel ? Malgré la sympathie que portent les différents linguistes berbères à Bessaoud et le fait qu'ils soient d'accord avec lui sur la nécessité de protéger et de développer tifinagh, ils ont plutôt tendance à préférer le latin en prônant l'argument de Mouloud Mammeri qui disait que le latin offrait à tamazigh les portes de l'universalité. «Les caractères berbères, les libyco-tifinagh, bien qu'ils soient autochtones et originaux, bien qu'ils aient assuré pendant longtemps la représentation graphique de la langue berbère, paraissent aujourd'hui archaïques, inadéquats et leur mise en pratique relève presque de l'impossible», tonne l'écrivain et chercheur Amirouche Chelli. Et de préciser que «tous les linguistes et autres spécialistes de la langue berbère sont pour les caractères latins, autrement dit tamamerith. C'est précisément la position de L'Inalco». En effet, l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) a organisé, en juin 1996, un atelier sur «Les problèmes en suspens de la notation usuelle à base latine du berbère», sous la présidence de l'éminent linguiste berbériste Salem Chaker. A la fin des travaux, les participants se sont mis d'accord et ont choisi unanimement leur position en considérant que «quelles que soient les résonances historiques et symboliques du recours au tifinagh ou l'intérêt idéologique de l'utilisation de l'écriture arabe, il faut impérativement s'en tenir, en accord avec la tendance largement dominante à l'échelle du monde berbère, aux caractères latins pour la notation usuelle». Tout à fait d'accord avec cette vision, l'écrivain Gana Mammeri – cousin de Mouloud Mammeri – classe le tifinagh comme «notre patrimoine que nous devons protéger et développer. C'est l'une des plus anciennes graphies de la Méditerranée». Mais il refuse de dire que cet alphabet est l'idéal pour tamazight : «Le problème, c'est qu'il n'y a pas eu de production avec cette graphie. Reprendre tout ce qui a été écrit en tamamerith pour le tifinagh nécessite beaucoup d'argent et de moyens humains : traducteurs, correcteurs, machines, paiement de droits d'auteur, etc. Ce qui ferait prendre un retard énorme à tamazight.» Cependant, comme tous les fidèles à tamamerith, il précise : «Le tifinagh n'est pas une écriture de l'universalité. Cette graphie n'est en aucun cas adaptée à la modernité. D'ailleurs, elle ne servait qu'à donner des petits messages sans aucun sens de lecture : de gauche à droite, de droite à gauche, de haut en bas, de bas en haut. Il n'y a aucune raison de laisser l'universalité, la modernité pour une graphie, nôtre certes, mais qui nous aurait retardés.» Le tifinagh, une solution authentique Par ailleurs, les défenseurs des caractères tifinagh, comme Hend Sadi, n'en démordent pas. Celui qui a été l'un des premiers élèves qui on suivi le cours de tamazight assuré par Mouloud Mammeri au lycée de Tizi Ouzou (actuel Fadhma n'Soumeur), à la fin des années soixante, avoue «avoir été profondément choqué quand j'ai vu Mammeri écrire en caractères latins le tamazight. Sans l'aura et le prestige de l'écrivain, j'aurais sans doute quitté le cours pour ne plus y retourner. Mais Mammeri avait une qualité rare : celle de faire partager son amour de la langue amazighe dont il avait une connaissance aussi bien intime que savante». Hend Sadi va plus loin dans son témoignage pour dire que Mammeri n'a jamais eu l'intention de remplacer le tifinagh par le latin. Cela aurait donc été, pour lui, juste une sorte de transition. «S'il utilisait les caractères latins, il nous enseignait aussi le tifinagh. Son choix des caractères latins reposait essentiellement sur une motivation d'ordre pratique. Au demeurant, c'était ce qu'il expliquait lui-même. Je rappelle aussi que dans la dernière conférence qu'il avait donnée à l'université de Tizi Ouzou, il avait évoqué la perspective d'écrire la langue amazighe en caractères tifinagh», a-t-il assuré. Pour H. Sadi, «la langue amazighe doit s'écrire avec les caractères amazighs. Les caractères latins ont rendu, certes, des services par le passé, mais aujourd'hui la survie de la langue amazighe passe par le tifinagh». D'autant plus, d'après notre interlocuteur, que les deux arguments qui reviennent souvent en faveur de tamamerith, au grand dam de tifinagh, sont «infondés». D'abord, on invoque souvent l'exemple de la Turquie. Or, la situation turque n'est pas transposable chez nous. «Lorsque Mustafa Kamal Atatürk avait choisi les caractères latins pour écrire le turc, deux options s'offraient à lui : l'alphabet arabe et l'alphabet latin. Dans le cas de la Turquie, aucune de ces écritures n'était autochtone. Et à choisir entre ces deux alphabets étrangers qui incarnaient, à ses yeux, la modernité pour l'un et la régression pour l'autre, le choix fut vite tranché», s'explique-t-il. Et d'enchaîner avec le deuxième contre-argument : «L'autre argument avancé, toujours en faveur des caractères latins et contre le tifinagh, est l'existence d'une production importante dans ce système d'écriture. Or, pour ce qui est de la production récente, elle existe en version numérique, son transcodage est donc immédiat. Quant aux documents du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, ils sont en caractères latins, certes, mais codifiés selon des règles et dans un système qui n'ont rien à voir avec le système d'écriture actuel. Il faut donc de toute façon procéder à une nouvelle saisie de ces travaux si l'on veut homogénéiser l'écriture.» Il faut dire enfin que les partisans de tamamerith et ceux du tifinagh sont tous d'accord sur le refus catégorique d'utiliser les caractères arabes. «L'écriture de tamazight en arabe est tout simplement inadéquate. Simple exemple : comment distinguer azrem (serpent) et azrem (intestin) avec un point sous le z pour l'emphase, alors qu'il n'y a qu'un seul zin en arabe ? Transcrire tamazight en arabe c'est, il faut l'avouer, vouloir aller droit dans le mur, signer sa disparition», commente Gana Mammeri. De son côté, Hend Sadi affirme que «quelques rares utilisateurs respectables produisent effectivement dans cette graphie». Par contre, il précise que «les partisans politiques de cette option sont des adversaires déclarés de la langue amazighe et nous retrouvons ici le statut de ‘langue dhimie'. Ils ne s'intéressent au tamazight que pour lui imposer un alphabet qui le handicape. Ils dissimulent leurs intentions en mettant en avant la nécessité que tous les Algériens utilisent un alphabet unique». Quels que soient les arguments des uns et des autres, le tifinagh est bien parti pour retrouver sa place perdue au profit des caractères latins, notamment avec son introduction dans l'ISO et le nouveau système d'exploitation Windows 8. De plus, les populations berbères dans de nombreux pays ont repris le flambeau du combat identitaire de toutes leurs forces : au Maroc, en Tunisie, en Libye, au Mali et aux îles Canaries. La seule graphie qui les réunit toutes est le tifinagh. Il est donc temps de trancher cette question de transcription pour permettre à la langue berbère d'avancer vers de nouveaux horizons, réconfortants et plus utiles.