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Statut de la langue amazighe, entre passion et pragmatisme
Publié dans El Watan le 20 - 04 - 2013

Aucune normalisation, au sens catalan du terme, n'est possible sans une méthodologie qui permette un aménagement efficace et planifié. Une planification régulièrement évaluée, qui puisse permettre une implantation en profondeur de la langue. Trop lente, la socialisation tombe en désuétude par inertie et usure de la demande sociale. Trop rapide, elle peut être à l'origine d'erreurs irréversibles pouvant compromettre sérieusement l'avenir de la langue.
Le cas algéro-marocain
J'utilise sciemment le singulier pour bien montrer que dans nos deux pays (un seul, si on se réfère à l'histoire), il y a eu une même politique linguistique. Forcément, le peuple nord-africain, existant historique, a subi globalement, dans toute son étendue, les mêmes colonisations. L'acculturation a eu donc les mêmes effets, principalement sur la langue. Le paysage linguistique est absolument identique. Trois langues se partagent de manière inégale ce vaste territoire, Le tamazight, l'arabe et le français. Le dernier colonisateur a inspiré les gouvernants de nos deux pays, qui ont reproduit par mimétisme la politique linguistique française.
Le dialecte de Paris (devenue le français) s'est imposé par la loi aux autres langues de France. Les indépendances acquises, les pouvoirs nord-africains (comme pour la France du père Grégoire et de Villers Cotterêt) ont imposé l'arabe classique, «langue de fer et d'acier», pour reprendre le défunt H. Boumediène. Depuis, le maghribi, comme aime à le dire Abdou Elimam, est présenté comme une langue dégénérée et le tamazight comme un idiome archaïque incapable de porter la modernité. Ces deux dernières langues, bien que seules réellement fonctionnelles à côté de la langue française, jusqu'à des temps très proches, n'ont été utilisées qu'à des fins strictement domestiques.
Pire, tamazight a été présenté comme pouvant menacer l'unité du peuple et nuire à l'Islam, considéré comme le seul ciment de la nation. Il aura fallu attendre les années 1980 pour qu'enfin la communauté amazighophone se remémore les revendications linguistiques qui ont démarré en Kabylie dès les années 1940 et prenne enfin conscience de ce déni. Cette atteinte aux droits de l'homme, à l'origine d'une contestation de plus en plus marquée et de plus en plus ample, amènera les pouvoirs marocain et algérien à céder progressivement quelques parcelles de liberté. D'interdite, mais quelques fois tolérée, tamazight aura depuis ces dernières années droit de cité dans un pays, où elle est pourtant la langue d'origine. Il aura fallu attendre l'année 2002, pour que cette langue autochtone ait un statut de langue nationale en Algérie et 2011 pour qu'elle soit la langue officielle au Maroc.
Les Constitutions marocaine et algérienne
Constitution marocaine : A quelques exceptions près, toutes les Constitutions dans le monde prônent, souvent sans mise en œuvre, l'égalité des droits citoyens. Les nôtres n'échappent pas à la règle. Dès le préambule, la loi fondamentale marocaine annonce son caractère d' «Etat de droit démocratique, les principes de participation, de pluralisme et de bonne gouvernance», comme il sera dit qu'«il développe une société solidaire où tous jouissent…du respect de leur dignité et de la justice sociale». Elle insistera sur la volonté de l'Etat de «préserver, dans sa plénitude, sa diversité et son identité nationale une et indivisible». Il y est ajouté que «le Maroc s'engage à souscrire aux principes, droits et obligations énoncés dans ses chartes et conventions, il réaffirme son attachement aux droits de l'homme tels qu'ils sont reconnus».
Plus loin, l'Etat énonce sa volonté de «bannir et combattre toute discrimination… en raison… de la culture…de la langue…».
Ce préambule avant-gardiste est tempéré dans le texte. L'article 5 vient marquer une différence de niveau entre les langues arabe et tamazight. Tout compte fait, la première est plus officielle que la seconde, puisque l'arabe ouvre droit à la «protection, au développement et à la promotion de son utilisation», tandis que la seconde est rangée dans un cadre patrimonial national. Une officialisation muséographique en quelque sorte. La loi organique, qui définira la mise en œuvre du caractère officiel est renvoyée à une date ultérieure !
Constitution algérienne : La Constitution algérienne n'est pas en reste. Tout aussi bien que sa consœur marocaine, elle formule des décisions destinées à n'être que des vœux pieux. Malgré un préambule ouvert et tolérant et un corps de texte élevant tamazight au rang de langue nationale, l'enseignement de cette langue et, à plus forte raison, son utilisation dans l'administration n'ont pas évolué. Pire, les obstacles qui lui sont dressés ont entraîné un désintéressement des locuteurs à l'origine d'une régression palpable. C'est ainsi que six wilayas ont cessé tout enseignement (Tipasa, Illizi, El Bayadh, Oran, Ghardaïa et Biskra) et Alger est passé de 479 à 41 élèves. En fait, dans nos deux pays, les statuts accordés n'ont été que le résultat d'un rapport de force et non ceux relevant d'un droit humain, tel que préconisé dans les Constitutions et les institutions internationales. Comme j'ai eu à le dire dans d'autres contributions, les décisions qui restent à l'état d'écrits ne sont jamais irréversibles.
Qu'en est-il concrètement ?
Malgré les difficultés, il ne faut pas être nihiliste. Des avancées sont enregistrées, aussi bien en matière de statut interne qu'externe. A présent, dans nos deux pays, tamazight n'est plus cette «chose immonde» dont il faut s'éloigner. La loyauté linguistique a regagné du terrain et nombre de citadins, qui souffraient du complexe du minoré, ont recouvré la parole. Bien qu'insuffisant et parfois insignifiant, l'enseignement se fait au grand jour dans des institutions publiques. Des centres de recherche et des instituts ont ouvert leurs portes avec les deniers de l'Etat. Le problème est, aujourd'hui, d'élargir les ouvertures acquises. Pour des questions de justice et d'égalité citoyenne, telles que précisées dans les Constitutions, il faudrait que les Etats appliquent «un coefficient de réparation historique» qui permettrait au tamazight de rattraper le temps perdu par rapport à l'arabe, en matière de recherche, de développement, d'enseignement et de diffusion. Le véritable processus de mise en œuvre de la volonté constitutionnelle trouvera alors tout son sens.
Pourquoi un statut de langue officielle ?
Le statut officiel d'une langue nationale n'est, de fait, qu'un droit humain légitimé par de nombreuses conventions internationales. Ce statut est un facteur de stabilité de la nation par son rôle de ciment, de cohésion et d'intégration des citoyens. A une époque où les «grandes langues» sont hégémoniques, les langues minoritaires disparaissent par dizaines chaque année. Ce statut est dès lors un outil de préservation du patrimoine linguistique de l'humanité.
L'absence d'oppression linguistique assurerait une ouverture du marché des langues et permettrait ainsi l'émergence d'une des langues en présence sans qu'il y ait de contestation, à la condition, toutefois, que soit réservée au tamazight une place qui lui permette de rattraper un retard accusé injustement. Notamment, qu'elle devienne une langue qui soit un outil effectif de communication. La responsabilité de l'Etat est, à ce titre, engagée pour que tamazight soit la langue de l'enseignement, de la justice, de la politique, du droit, de l'économie, du social et du culturel. Chaque communauté ne verrait alors plus la langue de l'autre comme une citadelle à abattre.
Qu'implique le statut de langue officielle ?
Ce statut implique une volonté politique de favoriser l'utilisation de la langue tamazight à côté de la langue arabe. Mais cela n'implique pas forcément une égalité des droits. Il peut, en effet, être décidé que tamazight ne le soit que dans un nombre restreint de territoires et pire, qu'elle ne soit pas un outil de fonctionnement de toutes les institutions. On se trouverait alors dans le cas où l'une des langues n'occuperait qu'un strapontin. Un statut juste nécessaire pour calmer les esprits. Nous comprenons pourquoi, en matière de politique linguistique, tout doit être dit et écrit dans le détail pour ne pas laisser la porte ouverte aux interprétations.
Qu'entendons-nous par mise en œuvre ?
Une politique linguistique requiert une volonté politique au sens large, qui soit dénuée de calculs politiciens. Pendant très longtemps, l'islamisme a été utilisé comme cheval de bataille contre l'amazighité, et les pouvoirs pourraient être tentés de faire aujourd'hui le contraire. La sincérité politique est un préalable à toute mise en œuvre, qui est un processus nécessitant des moyens colossaux qui ne peuvent être, essentiellement, octroyés que par l'Etat (mais pas seulement). L'implication de la société civile, consommatrice, est également très importante parce que c'est d'elle que dépend la vigueur de la langue.
La socialisation de cette dernière, son utilisation dans tous les actes de la vie publique impliquent nécessairement une demande importante pour combler les lacunes en termes pouvant porter la modernité. Ainsi donc, si le statut permet à la langue de détenir les moyens de développement, l'aménagement interne permet d'accélérer le processus de mise en œuvre de la loi. Aménagement interne et aménagement externe sont donc deux faces d'une même politique. L'une d'elles viendrait à manquer et c'est l'échec.
En matière de décision, la loi doit être appliquée dans toute sa rigueur. L'enseignement du tamazight doit être obligatoire à tous les niveaux (dans l'étendue du territoire concerné) et tout contrevenant doit être sanctionné. Obligation doit également être faite pour l'introduction de cette langue officielle dans l'administration et tout domaine relatif au fonctionnement de la société. Il s'agira donc, pour rattraper le temps perdu, de pratiquer une politique nécessairement interventionniste, non pour sauver un patrimoine, mais pour donner à tamazight le même rang que celui occupé par la langue arabe.
Le bilinguisme parfait est une réalité dans de nombreux pays, où les conflits entre communautés linguistiques se sont largement apaisés. A l'inverse, séparatisme et sécessionnisme sont le lot des pays où les égalités linguistiques et culturelles sont rejetées. Pour cela, il ne faut pas se suffire de la loi fondamentale. Le corpus des autres textes juridiques (lois organiques, articles, décrets…) est une urgence pour la mise en œuvre, sans quoi le statut de langue officielle ne servira qu'à récupérer une cause pour mieux l'annihiler par des manœuvres dilatoires (par exemple la création de centres sans compétence juridique et/ou technique) qui, inévitablement, font baisser la contestation/revendication par effet de leurre. Nous en savons quelque chose en Algérie. Et puis ce statut ne saurait se limiter à l'aspect purement linguistique. La prise en charge de l'environnement dans lequel tamazight évolue est primordiale. L'espace langagier doit être géré de manière à faire du tamazight une langue de développement économique et culturel.
L'intervention sur la langue est en elle-même un vrai projet de société.
Que faire ?
Si, comme nous l'avons dit plus haut, le rôle de l'Etat est primordial, un aménagement linguistique (autrement dit une mise en œuvre) réussi, dépend aussi, dans une large mesure, de la société civile, principalement les locuteurs (en ce qui nous concerne les amazighophones). Parfois leur intervention précède la décision officielle, comme ce fut le cas du centre de terminologie basque (UZEI) reconnu depuis, par les institutions.
La mise en œuvre n'est donc que la traduction pratique pour concrétiser les actions et les moyens dans le but de donner du sens à la loi. On ne peut donc faire l'économie d'un programme de travail accompagné d'un échéancier avec des évaluations régulières. Il faut être conscient de nos choix en matière de statut et de leurs implications politique, sociale et culturelle. Il faudra aussi penser aux nombreuses réponses qui s'offrent à nous, pour une même question. Nous savons combien sont importantes les questions idéologiques, quand il s'agit de codifier une langue. C'est pourquoi il faut être très prudent avant la prise d'une décision qui semble d'apparence anodine. «Qui veut aller loin ménage sa monture», dit l'adage. Ce dernier est on ne peut plus vérifié quand il s'agit d'intervention sur la langue. La politique du «pas à pas» est conseillée. Il faut progresser étape par étape.
Des étapes qu'il va falloir préciser en leur assignant des délais de réalisation. Notamment, en se posant les questions : «Où en est-on, où voulons-nous aller et dans combien de temps ?». Pour ce qui et de l'Algérie et du Maroc, beaucoup de travaux universitaires existent déjà. La situation sociolinguistique actuelle de tamazight est largement étudiée. Les dialectes amazighs sont suffisamment décrits. La demande sociale est forte dans la communauté amazighophone, mais il reste à convaincre la communauté arabophone.
A cette difficulté, s'ajoutent les oppositions affirmées de certains milieux identifiés comme arabo-baâthistes (au Maroc arabo-andalou) ou comme islamistes. Politiquement, les partis sont, aujourd'hui, moins frileux et certains sont porteurs de la revendication par calcul parfois électoral, et c'est tant mieux. Les institutions parlementaires peuvent donc servir de tribune pour renforcer le développement et la diffusion de tamazight. De grands pas ont donc déjà été franchis. Nous connaissons les domaines d'intervention de l'arabe et du français, mais il faut définir ceux du tamazight, ainsi que ses capacités linguistiques à occuper les espaces.
Une fois ces étapes accomplies, il faudra dresser une feuille de route (qui soit identique pour les deux pays), pour employer des mots à la mode, afin que tamazight soit un autre outil de communication entre les Marocains et les Algériens, comme l'est déjà l'arabe. Il faut toujours rappeler qu'il s'agit d'un même peuple et que les frontières ne sont que le fait du colonialisme. Cette fiche technique doit entrer en adéquation avec le statut qui est conféré constitutionnellement au tamazight, autrement dit un statut d'égalité sur tous les territoires concernés et tous secteurs confondus.
Il faut cependant s'entourer de pragmatisme pour que trop de précipitation n'aboutisse pas à un échec, dont les conséquences risqueraient d'être très lourdes. Garder à l'esprit que désir n'est pas réalité. Un statut de langue officielle dont doit bénéficier le tamazight (au même titre que le Maroc) implique de gros moyens humains, matériels et financiers. Un facteur viendrait à manquer et ce statut ne serait que symbolique. Et c'est là notre tendon d'Achille, car les détracteurs du tamazight peuvent agir sur l'un de ces trois piliers pour déstabiliser un édifice linguistique. Pour dire que le militantisme a encore de beaux jours devant lui.


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