Il aura fallu plus de 168 ans pour que le massacre par enfumades de la tribu des Ouled Ryah reçoive enfin un début de reconnaissance. En effet, c'est à l'occasion de la commémoration des massacres du 8 mai 1945, où périrent pas moins de 45 000 Algériens, que le ministre des anciens Moudjahidine est venu inaugurer une somptueuse fresque dressée sur les lieux mêmes des enfumades des 19 et 20 juin 1845. En effet, c'est sur le promontoire d'El Kantara, là où, 168 ans plus tôt, le sinistre colonel Pélissier, à la tête de 2 500 hommes de troupe, dont 700 harkis indigènes relevant du Makhzen, ont enfumé la tribu des Ouled Ryah qui refusait d'évacuer les lieux. En ces funestes journées caniculaires de juin 1845, ce sont plus de 1 200 personnes de tous âges et de toutes conditions – l'académicienne Assia Djebbar, qui a fait un travail colossal sur le sujet, parle de 1 500 victimes – qui se feront asphyxier à l'intérieur de la grotte de Oued El Frachih où elles s'étaient retirées afin d'échapper à la furie de l'armée coloniale. Engagés par l'intermédiaire du Caïd de Nekmaria, les pourparlers entre les assaillants et les représentants de la tribu butteront sur le refus obstiné et intéressé de Pélissier à retirer sa troupe afin de permettre le retrait des familles. Même la colossale rançon de 70 000 francs, que proposaient de payer les Ouled Ryah en contrepartie d'un sauf-conduit pour leurs femmes et enfants, sera rapidement rejetée d'un revers de main de la part du sinistre colonel qui tenait plus à les «enfumer comme des renards», selon la formule consacrée du général Bugeaud, cet ordre écrit qui sera remis à Pélissier par le capitaine Cassaigne, aide de camp du gouverneur général peu avant son embarquement à destination d'Alger à partir du port de Ténès. Une fois son forfait accompli, le colonel Pélissier en fera un minutieux compte-rendu qu'il adressera avec empressement à son supérieur hiérarchique qui se trouvait alors à Paris pour négocier l'envoi de renforts. C'est en son absence que le sulfureux rapport parviendra entre les mains d'un journaliste de «Akhbar», un journal proche de l'administration, qui fera alors étalage du massacre qui deviendra «l'affaire du Dahra». La fin d'une amnésie partagée Face au tollé soulevé par ces douloureux évènements, des parlementaires, des journalistes et des intellectuels parviendront à alerter l'opinion publique. Mais c'était sans compter avec les capacités du système colonial et de ses relais métropolitains, qui feront tout pour éviter que cette «affaire du Dahra» ne se transforme en procès du système colonial ni, a fortiori, par la condamnation des acteurs et des commanditaires de cette boucherie. Il se trouvera même des historiens et autres géographes pour tenter de justifier ce crime contre l'humanité afin d'absoudre toute la chaîne de commandement, ce qui fera que moins de 15 ans plus tard, le colonel Pélissier sera fait maréchal de France. Même l'Algérie indépendante ne prendra conscience de cette affaire que grâce au travail de quelques journaux, dont El Khabar et El Watan qui, depuis maintenant 7 années consécutives, n'ont cessé de mettre en exergue ces enfumades que la mémoire collective avait reléguées aux oubliettes. C'est d'ailleurs lors de la visite du cimetière d'Ouled Baroudi que le ministre des Moudjahidine sera interpellé sur cette affaire dont il ignorait tout. On se rappelle qu'à cette occasion, Med Chérif Abbès prendra l'engagement de tout mettre en œuvre pour que les enfumades de Ghar El Frachih reçoivent enfin l'hommage de la nation. Les milliers de citoyens qui, le 8 mai 2013, ont convergé par vagues ininterrompues vers le site pour assister à l'inauguration de la fresque par le ministre des Moudjahidine, sont la preuve que l'histoire de la résistance populaire ne laisse pas indifférent. Cependant, ni la fresque ni le minuscule musée ne peuvent occulter l'immense retard accumulé par les historiens et les chercheurs qui peinent à s'impliquer dans la restitution des massacres coloniaux qui ont jalonné les 132 ans de présence française en Algérie. Une amnésie que même le ministre des Moudjahidine, dans un discours sans relief, aura alimentée en passant sous silence l'implication de la France coloniale dans ces massacres, évitant de faire la moindre allusion à une reconnaissance de ces faits historiques par la France. Une amnésie et un reniement que seul un travail soutenu des historiens algériens et français pourra faire aboutir comme l'aura souligné Gilbert Meynier dont la visite de la grotte, en novembre 2012, restera gravée à jamais dans la mémoire des descendants des Ouled Ryah qui l'avaient accueilli dans un profond apaisement et une grande sérénité.