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«Il ne subsiste que 40% du patrimoine colonial»
Publié dans El Watan le 02 - 09 - 2013

– La localité de Souk Larbaâ a disparu avec l'arrivée des Français qui y ont aménagé un fort. Quelles étaient les raisons qui ont décidé les Français à s'installer sur ce plateau et à fortifier une ville devenue, durant plusieurs années, une importante commune mixte ?

L'armée coloniale a choisi Souk El Arba pour sa position dominante sur le pays kabyle environnant et son statut de point d'entrée vers le Djurdjura. Ce terrain neutre à la croisée de plusieurs crêtes et territoires, était le cœur de la tribu des Ath Irathen, un important lieu de décisions inter-tribales. Tout comme Icheriouène, village d'origine du poète Si Muh U Mhand, préexistant au fort, qui était un lieu de justice où l'on venait de partout régler les conflits.
La prise de Souk El Arba, le 24 mai 1857, au terme de plusieurs campagnes violentes menées par le maréchal Randon, a donc été une étape décisive pour contrôler la région.
La construction du Fort Napoléon répondait à la volonté de Randon d'asseoir définitivement la présence coloniale au cœur du pays kabyle par un ouvrage visible de toutes parts et permettant un contrôle des tribus avoisinantes.
Le Fort Napoléon n'était pensé à l'origine que comme un poste militaire fortifié. Mais une implantation civile s'effectua progressivement au cœur de la place et en 1870, on comptait 300 maisons particulières construites entre la rue principale et la «rue d'en haut». La commune mixte de Fort National, circonscription administrative destinée à gérer les populations civiles indigènes et européennes, est érigée par décret du 12 juin 1871. La caserne Rullières et la muraille sud, toujours visibles depuis la route de Tizi Ouzou, rappellent cette fonction de contrôle et de domination du territoire.

– La ville coloniale s'est dégradée, quelques années seulement après l'indépendance : il n'en subsiste aujourd'hui qu'une partie de l'enceinte, certaines bâtisses vétustes et quelques immeubles, réalisés dans le cadre du plan de Constantine. Pourquoi en est-on arrivés là ?

L'extension post-coloniale s'est faite dans un contexte d'urbanisation forcée, suivant la volonté nationale de promouvoir plusieurs villes rurales en chefs-lieux de commune puis en daïras. Ainsi, Larbaâ Nath Irathen a connu une croissance accélérée et a triplé sa surface en 30 ans, alors qu'elle s'était globalement cantonnée à l'emprise du fort durant les 130 ans de la période coloniale.
La ville, limitée au sud par de fortes pentes, a continué son développement naturel vers le nord et le long des axes de circulation principaux, annexant avidement toutes les assiettes foncières disponibles nécessaires à la construction de grands ensembles (80 logements à Tizi n'semlal), d'équipements (hôpital, groupes scolaires) et à la création de zones industrielles (Aboudid). Dans ce contexte, il n'y avait pas lieu de se soucier de la sauvegarde du centre colonial, qui n'avait pas encore valeur de «patrimoine» et faisait partie intégrante de l'équilibre urbain et économique de Larbaâ Nath Irathen, en tant que centre administratif et commerçant. L'ensemble du bâti colonial a donc été conservé en l'état, fortifications et portes comprises, jusqu'au milieu des années 80. Et, à l'exception de l'église transformée en mosquée — phénomène post-colonial classique — la plupart des édifices publics avaient gardé leur intégrité et leur fonction initiale jusque-là. C'est à partir du milieu des années 80 que le centre historique a subi les transformations et les dégradations qui ont abouti à la situation actuelle. D'abord, il faut distinguer les 2 types de bâti colonial que sont les domaines militaires et publics d'une part, et les propriétés privées, bâtiments à l'architecture coloniale pittoresque et caractéristique du centre historique, d'autre part. Ces derniers n'ont pas été entretenus pour diverses raisons dont l'indivision ou la copropriété. Ils se sont donc dégradés jusqu'à atteindre un tel degré de délabrement que les propriétaires ne pouvant ou ne souhaitant pas les rénover, commencent à les démolir. En ce qui concerne les domaines militaires et publics, leur démolition peut avoir été guidée par une volonté de faire disparaître les vestiges coloniaux et un passé d'asservissement, mais il est tout aussi probable que ces destructions soient le résultat de politiques locales menées successivement au gré des intérêts immédiats et sans souci de sauvegarder le patrimoine. Le démantèlement des fortifications est une étape courante dans la croissance des villes fortifiées, mais plusieurs autres ouvrages remarquables auraient pu être épargnés. La porte d'Alger, symbole fort de la ville aurait pu être préservée à son emplacement d'origine. La route est large à l'entrée de la ville et un aménagement simple aurait suffit pour contourner la porte de part et d'autre. On ne connaîtra jamais les choix qui ont réellement guidé cette démolition, mais ils ont eu pour conséquence d'ouvrir la voie à la prolifération de véhicules et la pollution que connaît la ville actuellement. L'ancienne mairie et ses annexes autour d'une place au centre de la ville constituaient une composition urbaine et architecturale des plus élégantes. Le commissariat a été installé dans l'ancienne mairie et l'ensemble a été dénaturé par la construction de murs de clôture et la destruction des annexes pour laisser place à des parkings et des zones de friche.
Pourtant cette place historique, où se déroulait aussi la mythique fête des cerises, est l'une des plus jolies de la ville, une respiration en liaison directe avec la «rue d'en haut» et sa végétation abondante. Enfin, des équipements aux qualités spatiales évidentes, comme l'ancien hôpital militaire, derrière l'APC, sont laissés à l'abandon au lieu d'être réhabilités pour des projets culturels. Quant à La Caserne, merveilleux site au sommet de la ville, délaissé par l'ANP durant une dizaine d'années, elle n'a malheureusement pas été rétrocédée au domaine public rendant impossible tout projet de réhabilitation. On ne peut que faire le triste constat d'un désintérêt total — pour la sauvegarde du patrimoine. Que ce soit de la responsabilité de l'Etat ou de celle des particuliers, que cela concerne le bâti colonial ou le bâti traditionnel, les investissements n'alimentent que la frénésie de constructions neuves qui ravagent le territoire.

– La ville s'est développée extra-muros, vers le quartier El Djenan. Le développement de la ville hors de ses murs fera-t-il disparaître à terme les traces de la présence coloniale ? Ce pan de l'histoire de la région doit être impérativement préservé et réhabilité. Qui peut s'y atteler lorsque l'on sait que les opérations, si elles seront lancées un jour, buteront sur le problème de la propriété privée ? Le droit de préemption serait-il la solution ?

C'est l'absence d'une politique spécifique de sauvegarde du bâti ancien ainsi que l'application de règlements d'urbanisme inadéquats et permissifs qui contribuent à la disparition de ces vestiges. La réalité est complexe, mais à titre d'exemple, il est possible de construire du R+5 dans le centre historique au mépris des typologies existantes à R+1 ou R+2 et de la morphologie en gradins de la ville. Alors de véritables «monstres» ont été construits défigurant définitivement le profil urbain du centre colonial, assombrissant les rues par leur hauteur excessive, empiétant sur elles avec des excroissances maçonnées là où se trouvaient de légers balcons en fer forgé et polluant l'image de la ville par une architecture improvisée au jour le jour. Actuellement, il ne subsiste que 40% du patrimoine colonial. Une préemption de ces propriétés déboucherait certainement sur des projets de promotion immobilière, seule forme économique viable pour supporter les coûts de travaux induits mais la rentabilité économique serait prioritaire et les dernières bâtisses disparaîtraient effectivement. Plusieurs pistes peuvent être explorées pour entreprendre une sauvegarde du centre historique, comme d'encourager les propriétaires à faire des restaurations complètes en contrepartie de défiscalisations, à l'exemple de ce qui s'applique en France avec la loi Malraux. Mais la situation est complexe et nécessite la mise en place d'une structure pluridisciplinaire menée par des architectes et urbanistes, professions les plus à même de réfléchir de manière approfondie à ces enjeux.
Aussi utopique que ça puisse paraître dans le contexte actuel… on peut toujours imaginer qu'un ambitieux projet de réhabilitation du centre historique soit entrepris par les pouvoirs locaux associant des architectes, des partenaires économiques solides et les propriétaires pour valoriser et redynamiser ce centre-ville qui recèle tant de potentialités en termes d'activité touristique, de commerce et même d'habitation.
Et c'est certainement la meilleure façon de se réapproprier totalement un patrimoine colonial.

– Les habitants, dont on sait l'amour qu'ils portent à leur ville, ont-ils un rôle à jouer pour promouvoir ce patrimoine ? Le travail de sensibilisation, essentiel, mené à travers les réseaux sociaux, est-il suffisant ?

Effectivement, on peut voir sur les réseaux sociaux l'attachement des habitants à leur ville par le réel engouement que suscite le partage des cartes anciennes qui sont parmi les publications les plus populaires. Des passionnés, dont je suis, effectuent aussi un travail de fond pour reconstituer l'histoire de la région, de la ville, assembler des documents graphiques puisque la mémoire matérielle fait défaut. La mobilisation citoyenne s'est déjà manifestée sous forme d'associations. L'une d'entre elles, Tawinest, avait même écrit une lettre au ministre de la Culture en 1993 pour attirer son attention sur le patrimoine de la caserne en péril, mais sans résultat. Ces initiatives individuelles resteront insuffisantes sans les acteurs opérationnels que sont l'APC ou la wilaya… et sans la mise en place de structures de soutien publiques ou privées disposant de fonds pour mener à bien ces projets de sauvegarde de la mémoire et du patrimoine de la ville. Au-delà de son histoire.
Fort National avec ses portes et sa muraille se découpant dans le paysage environnant possédait un cachet particulier. Sa morphologie de ville en gradins épousant les sinuosités du terrain, ses bâtiments coloniaux à l'architecture élégante, ses hôtels et son activité touristique, ses arbres aussi… lui conféraient une beauté singulière et une grande richesse spatiale qui ne laissait aucun visiteur indifférent. Bien qu'elle soit à présent noyée de constructions uniformes et difformes, saturée de véhicules et dépourvues d'arbres, son âme demeure… attendant d'être ravivée.


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