-Depuis 2009, il est de plus en plus difficile d'entrer en Europe légalement Les conditions d'obtention de visas pour l'Europe sont de plus en plus strictes : les Français, par exemple, n'en délivrent que sur présentation des trois dernières fiches de paye. Marie-Thérèse Têtu-Delage, socio-anthropologue au CNRS, qui a mené de 2001 à 2009 une recherche sur les harraga algériens arrivés en France, remarque : «A l'époque de mes recherches, peu d'Algériens arrivés en France avaient fait la traversée par la mer. Souvent, ils obtenaient un visa et restaient sur le territoire, certains passaient par la Turquie. Ceux qui prenaient la mer passaient par le détroit de Gibraltar et rejoignaient la France via l'Espagne. L'utilisation des voix maritimes pour entrer en Europe a explosé en 2007, lorsque les règles pour l'obtention des visas sont devenues plus strictes.» Les experts de la migration sont tous d'accord pour voir dans l'augmentation des départs le résultat de l'application de politiques migratoires plus restrictives à partir des années 2000. Le 3 octobre dernier, le rapporteur spécial de l'ONU sur la protection des migrants, François Crépeau, avait affirmé que ce nouveau naufrage était la conséquence directe d'une politique de «criminalisation de l'immigration clandestine» par l'UE. -Les politiques de surveillance de l'Europe se durcissent «Le renforcement de la surveillance des côtes européennes est un facteur aggravant dans la mesure où tout un réseau de passeurs active pour contourner les voies d'accès faciles en empruntant les voies les plus risquées», relève le sociologue spécialiste des migrations, Saïb Musette. Conséquence : les mailles se sont tellement resserrées que lorsqu'une embarcation parvient à passer, l'information circule parmi les passeurs et les harraga qui attendaient s'engouffrent dans cette «fenêtre» : c'est ce qui explique l'affluence des bateaux sur Lampedusa ces derniers jours, car même traumatisés ou arrêtés, les candidats à la migration ont les deux pieds en Europe. Mais l'impressionnant dispositif militaire – navires des gardes-côtes, bâtiments militaires, patrouilleurs, hélicoptères, avions équipés de capteurs, etc. – déployé par les Italiens, et le lancement en urgence d'Eurosur en décembre prochain (système de surveillance terrestre et maritime) ne décourageront pas les départs. «Cela aura pour effet de pousser à plus de clandestinité, affirme Marie-Thérèse Têtu-Delage. On se trompe en croyant que le départ par bateau est un acte suicidaire. Au contraire, les migrants le font parce qu'ils veulent vivre mieux, qu'ils veulent réussir leur vie. C'est un acte qui est jugé légitime.» Par ailleurs, elle rappelle que «les autorités avaient réussi à endiguer le phénomène de la harga du côté du Maroc. Mais cela n'a fait que déplacer le problème. Si on bloque l'accès à Lampedusa, les migrants trouveront un passage ailleurs.» -Les révolutions arabes ont accentué la pression migratoire Selon MSF, depuis janvier, près de 30 000 personnes en provenance de Libye, d'Egypte ou de Syrie ont rejoint l'Italie par bateau pour la plupart fuyant violences ou conflits. C'est la première conséquence des révolutions arabes. «La recherche d'un refuge vers les ‘‘pays stables'' est devenue l'unique solution pour survivre», souligne Saïb Musette. Mais elles ont eu un autre effet : les régimes actuels n'ont pas maintenu les lois répressives des régimes précédents, qui, en accord avec l'Europe, limitaient les sorties de leur territoire. «La Libye n'est plus un pays de destination mais de transit pour une grande partie des migrants subsahariens depuis les années 2000, relève une analyste de MSF. A cette époque, El Gueddafi s'entendait avec les pays européens pour lutter contre l'émigration clandestine en échange de l'abandon des sanctions économiques contre son pays. C'est aussi à cette époque que la situation des migrants en Libye commençait à se détériorer. Des centres de détention sont créés et le pouvoir procède à des expulsions massives.» Depuis le début de la guerre, plus d'un million de civils ont fui le conflit, la plupart en traversant les frontières vers la Tunisie, l'Egypte, l'Algérie, le Tchad, le Niger et le Soudan. D'autres ont traversé la Méditerranée vers Malte et l'Italie. Mais les Libyens ne sont pas les seuls concernés : les quelque 2,5 millions de ressortissants du Soudan, du Nigeria, de Somalie, du Bangladesh, d'Erythrée et d'au moins 20 autres pays qui vivaient déjà dans des conditions d'extrême précarité en Libye, cherchent aussi à fuir. Les migrants arrivés à Malte le 11 octobre dernier étaient des Syriens partis du sol libyen. -Jusqu'à maintenant, les pays maghrébins jouaient les gendarmes de l'Europe Hélène Flautre, membre de la commission pour les libertés, du Parlement européen, dénonce la délocalisation du contrôle des frontières. «Cela a pour effet de transformer les pays voisins du sud de la Méditerranée en de vastes zones de rétention, mais aussi à pousser les gens à partir dans des conditions de plus en plus dangereuses, où tout est réuni pour que des catastrophes surviennent.» En 2003, le Maroc s'engage auprès de l'Europe et criminalise les tentatives d'immigration illégale. Les flux se décalent vers l'Algérie, qui ratifie à son tour en 2009 le protocole de Palerme. Quitter le territoire illégalement devient un délit passible de 2 à 6 mois de prison ferme. Mais les choses changent. «La législation tunisienne est en discussion. Les règles imposées par le régime Ben Ali vont connaître certainement des changements majeurs. Une tendance vers le fléchissement se dessine. L'Algérie discute actuellement une révision de sa législation, notamment celle relative aux demandes d'asile des réfugiés. Le Maroc s'est aussi engagé dans une organisation des migrations régulières», affirme Saïb Musette. Et surtout, alors que les maghrébins étaient majoritaires dans les flux de migrations illégales vers l'Europe, ce sont désormais les Erythréens, les Somaliens et les Syriens les plus nombreux. -Ces dernières années, les conditions sanitaires et humanitaires dans les camps de rétention sont de plus en plus mauvaises La situation dans les camps de réfugiés frontaliers pousserait également de plus en plus les gens à tenter un départ. «On voit de plus en plus de réfugiés somaliens à Dadaab, Erythréens au Soudan, Libyens à la frontière tuniso-libyenne… quitter les camps pour la route de l'immigration, affirme l'analyste de MSF. C'est notamment le cas pour ceux que l'on appelle les ‘‘réfugiés chroniques''. Les jeunes hommes, notamment, sont envoyés par leur famille chercher du travail dans les pays riches.» Des migrants passés par le camp de rétention algérien de In Salah décrivent l'absence de sanitaires et la disponibilité de l'eau courante seulement une heure par jour. -L'immigration illégale est un business fructueux «A Lampedusa, l'arrivée de migrants par bateaux est devenu une économie, affirme Heidrun Friese, professeur à l'université allemande de Chemnitz et à la tête d'une recherche sur les harraga tunisiens à Lampedusa. On donne 33 euros par personne et par jour aux structures d'accueil d'urgence, autrefois tenues par des bénévoles, désormais institutionnalisées. Les migrants restent sur place pendant des semaines. Vous imaginez les sommes que cela génère?» Au-delà de l'argent drainé par les passeurs, l'universitaire souligne également que les organisations internationales y gagnent beaucoup. En 2011, l'UE a donné près de 10 millions d'euros à l'Organisation internationale des migrations pour le soutien au processus de transition en Egypte, en Tunisie et en Libye. Le budget de l'agence de contrôle des frontières, Frontex, est passé de 6 millions d'euros en 2005 à 82 millions d'euros. Au niveau local, et grâce à l'état d'urgence permanent, la municipalité de Lampedusa a bénéficié de près de 500 millions d'euros en 2012, ce qui a permis la rénovation d'écoles et la construction d'un système de traitement des eaux usées. Des projets qui étaient sur l'agenda des hommes politiques depuis des années.