Mardi 4 janvier, Dounia Bouzar, anthropologue, membre du bureau du Conseil français du culte musulman au titre des « personnalités cooptées », annonce sa démission.Dans une lettre adressée au président du CFCM, elle déplore que cette instance n'ait jamais mené un « débat de fond » sur l'avenir « des jeunes musulmans nés en France ». Elle reproche, par ailleurs, au gouvernement français sa vision communautariste, l'accuse de « confessionnaliser » la société et de politiser l'Islam. Dounia Bouzar est l'auteur de Monsieur Islam n'existe pas, Hachette littérature. Vous dites que la question de l'avenir des jeunes Français dits « Beurs », hier, et « musulmans » aujourd'hui est mal posée ? ll y a vingt ans, le discours général était que pour être un bon Français, il fallait laisser l'Islam à la porte de la République. Quand des jeunes ont demandé l'aménagement de lieux de prière, on a dit qu'ils refusaient de s'intégrer, alors que c'était exactement le contraire. La religiosité qu'ils vont construire va être en rapport avec la question fondamentale de leur place dans la société. Insidieusement, la marche pour l'égalité, les journalistes l'ont appelée « Marche des Beurs » pour dire que si les jeunes se révoltent dans les banlieues, ce n'est pas parce qu'ils subissent des discriminations ou pour des problèmes sociaux, économiques, mais c'est parce que leurs parents sont d'une culture étrangère. On a culturalisé un diagnostic social. Vingt ans après, on est reparti dans le même processus, mais avec un prisme lié à l'Islam. Les Beurs sont devenus des Musulmans. Hier comme aujourd'hui, on fait l'économie des bonnes questions politiques, de toutes les procédures démocratiques de consultation et de participation et surtout on a fait de ces jeunes une entité homogène, ce qui permet de définir en leurs lieu et place leurs besoins et leurs problématiques. On a confessionnalisé une problématique qui n'a jamais été réglée. Cette réappropriation de l'Islam est une réaction à une non-reconnaissance ? De mon point de vue, la spécificité de cette génération de jeunes, dont certains posent problème, ce sont les trous de mémoire dans lesquels ils ont grandi. On est dans un processus où papa a du mal à parler de l'histoire de la famille parce que la place de papa n'est pas facile, il s'est retrouvé au chômage et il est venu dans le pays de l'ancien colonisateur. Pour sa part, l'Education nationale a été responsable de ces trous de mémoire, tandis que les discours politiques qui relient l'identité et la mémoire ne parlent jamais de la place de l'histoire des Algériens dans l'histoire de France et, enfin, les discours religieux font l'impasse sur toutes les constructions historiques issues de l'Islam. Des jeunes accèdent au discours islamiste qui leur dit : on peut accéder à la modernité en passant par notre univers religieux de référence. Ce discours a un impact sur les jeunes parce que, pour eux, il s'agit d'une question de dignité. On va leur dire que l'Occident n'a rien inventé, que toutes les valeurs occidentales étaient déjà dans l'Islam, dans la Révélation, et que les autres musulmans n'ont pas su lire ce qu'il y a dans l'Islam. Qui sont ces jeunes ? Au début, on disait que c'étaient les jeunes en difficulté qui adhéraient au discours islamiste, maintenant on trouve des étudiants et des jeunes qui sont dans l'espoir social, qui ont bac + 3, + 5. Cela va des banlieues au centre des villes. Ce sont des jeunes qui ont une pratique de l'Islam mélangée à une vision du monde. Quelle est leur source d'inspiration ? Tarek Ramadan. Ils ne lisent pas, ils écoutent les cassettes et les vidéos. Plus Tarek Ramadan est critiqué par les médias, plus ces jeunes ont l'impression qu'il défend la communauté musulmane et plus ils l'écoutent. Vous-même, comment analysez-vous le discours de Tarek Ramadan ? J'étais sensible, au début, au discours de Tarek Ramadan, son discours apparaît comme libérateur ; il dit aux jeunes : « Vous êtes musulmans et modernes. » Quand on commence à analyser ce discours, on se rend compte que Tarek Ramadan pose l'Islam comme un concurrent au système social. Il donne une vision du monde islamique qui serait supérieure à toute autre vision du monde. Et Tarek Ramadan amène les jeunes à raisonner par analogie. C'est-à-dire que pour aborder un problème actuel, il faut repasser par ce que les pieux ancêtres ont dit. Au début, certaines jeunes filles se réappropriaient l'Islam pour revendiquer des droits et remettre en cause les traditions de la famille quand je suis retournée sur le terrain, ces derniers temps, je me suis rendu compte que ces jeunes filles s'enfermaient dans les textes religieux. C'est en ce sens que le discours de Tarek Ramadan est dangereux ? Il est dangereux, car il ne dit pas aux jeunes filles et jeunes hommes que la solution est en eux, il leur dit que la vérité est dans le Coran. Du coup, les normes deviennent sacrées. Ce qui est grave, c'est que Tarek Ramadan se présente comme un réformiste. Qu'est-ce qu'un Islam de France ? Quelles sont les conditions de son émergence ? C'est d'abord le fait de vivre dans un climat démocratique. Pour les jeunes nés en France, il n'y a plus ce pouvoir du clan qui définit la fonction et la place de l'individu. Même quand le clan veut dire quelque chose, ils vont vérifier ce que veut dire le clan. Il y a une montée de l'individu qui ne laisse plus le clan décider pour lui. Ce qui est grave, pour moi, ce sont les discours politiques et institutionnels qui font comme si l'Islam était spécifique, qui reprennent les postulats des islamistes, qui mettent sur un même plan une religion et un système social. Ils font comme si la chrétienté avait été par essence laïque.