Deux gifles et trois coups de pied dans le ventre. Hassina les a comptés. Au détour d'une mauvaise conversation, elle s'est fait tirer par les cheveux et traîner de la cuisine jusqu'au salon. Bousculée, injuriée et menacée en présence de ses deux enfants, Hassina, 35 ans, en parle avec une colère sourde. «C'était en janvier dernier.» Echappant aux mains oppressantes de son mari, Hassina s'est réfugiée dans le commissariat le plus proche de sa résidence, dans la capitale, en attendant que ses frères la rejoignent. Les policiers connaissent son mari. «Il est connu comme un loup blanc dans le quartier et tout le monde l'adore», raconte-t-elle, des mois après cette malheureuse mésaventure. Son mari est alerté et Hassina, qui ne souffre d'aucune blessure apparente, est priée de se reposer dans un des bureaux du commissariat. Ses deux frères arrivent. Le mari explique le dérapage et dénonce l'exagération de son épouse. Entre les trois hommes, le ton monte, mais les agents qui ont recueilli la femme, encore en pleurs, calment les esprits : «C'est une affaire de famille, réglez-la tranquillement chez vous.» La négociation prend fin et la jeune femme effarouchée quitte le commissariat pour rejoindre son domicile conjugal. L'affaire est vite étouffée, la plainte n'est pas prise et, depuis, Hassina a appris à devenir conciliante et docile, elle a vite compris que même si la loi prévoit des peines d'emprisonnement allant de «un à cinq ans pour quiconque commet volontairement des blessures ou porte des coups à autrui», elle ne sera jamais de son côté. Impunité et banalisation «Des femmes dissuadées de déposer plainte, comme Hassina, nous en rencontrons tous les jours, elles savent que si elles maintiennent leurs plaintes, elles risquent la rue, la disgrâce sociale», confie la sociologue Dalila Djerbal, membre du réseau Wassila/Avife, coalition de plusieurs associations algériennes œuvrant pour une meilleure prise en charge des femmes et des enfants victimes de violences. «La société n'accorde pas le statut de victime à ces femmes et la loi algérienne ne prend pas en compte les violences subies dans le cadre familial. Or la majorité des violences sont justement commises dans la cellule familiale», indique-t-elle encore. En dépit de l'existence de certaines dispositions qui protègent la femme, force est de constater que leur application relève de l'utopie dans une société étouffée par le tabou. La violence physique n'en est que la partie apparente. Conditions du mariage et du divorce, héritage, polygamie, etc. Dans tous les rapports qui confrontent la femme aux autres, elle est maintenue dans un statut de mineure à vie. La femme est loin d'être l'égale de l'homme, comme le garantit l'article 29 de la Constitution. «Les Algériennes ne sont pas des citoyennes !», tranche encore Dalila Djerbal. Elle en veut pour preuve le code de la famille qui régit les rapports familiaux et qui «ne reconnaît pas à la femme, contrairement à la Constitution, le droit à la citoyenneté et à l'égalité». Et les amendements promulgués par le président Bouteflika le 27 février 2005 au code de la famille de 1984 confortent l'inégalité et consolident l'impunité. Seules devant la loi Pour Feriel Lalmi, politologue et docteur en sociologie, qui a consacré un ouvrage au statut de la femme en Algérie, «le code de la famille de 1984 institutionnalise l'inégalité homme/femme et impose que la femme obéisse à son époux. Ce n'est pas la femme qui conclut le mariage, mais un tuteur matrimonial. A cela s'ajoute l'inégalité devant le divorce». Dans son ouvrage polémique, Les Algériennes contre le code de la famille, elle souligne avec mesure que «les luttes féministes ont porté leurs fruits en 2005 avec la suppression du devoir d'obéissance de la femme à son mari et la réglementation de la polygamie. Il y a eu des avancées, mais elles restent insuffisantes». Cette insuffisance se vit au quotidien par les Algériennes, toutes soumises à la loi du silence. Le panel de la violence est large. A chacune son histoire, mais toutes sont cruellement soumises à la loi du silence consenti par tous. Un silence complice. Dernier cas qui a bouleversé les militantes du réseau Wassila, celui d'une dame âgée de 60 ans. Six coups de couteau dans le ventre. La femme a subi les foudres de l'homme auquel elle est mariée depuis plus de 35 ans. Elle reste un mois dans le coma. A sa sortie de l'hôpital, elle prend un avocat et dépose plainte contre son mari pour mettre fin à des années de terreur. Dans ce cas parmi d'autres, le réseau Wassila, qui travaille quotidiennement avec un collectif de juristes et d'avocats spécialisés, montre du doigt le personnel de santé qui n'a, à aucun moment, signalé à la police cette agression. D'où la nécessité d'une loi spécifique, revendiquée par tant d'associations, pour protéger ces femmes mais aussi impliquer la police, les personnels de santé, toutes les instances de la société pour mettre fin à ce silence complice…