Elle a accepté de nous entretenir de sa riche et longue carrière de plus de 60 ans entre les planches, les plateaux de cinéma et de la télé grâce à la complicité bienveillante de cette enfant de la balle qu'est sa fille Fouzia. Nouria nous reçoit dans son domicile au cœur d'Alger en présence de sa fille, et de notre consœur Mimi Maziz, l'amie fidèle de l'artiste. Peu loquace, Nouria ? La crainte est vite balayée dès l'entame de la discussion. On essaye de mieux voir, mieux comprendre, mieux sentir quelle était l'enfance d'une petite fille née en 1921 ? Juste après la Première Guerre mondiale, dans un village perdu du côté de Tiaret ? «Ce que j'ai gardé de ce monde est si difficile de retrouver aujourd'hui.» Les modifications ont rendu si lointaines les années d'enfance de Nouria dans les débuts du siècle dernier. Elle en parle sans rancune, avec cette fierté propre à une fille de province qui a su découvrir et aimer le théâtre. Le voyage au cœur du XXe siècle passionnant, passionnel est douloureux et parfois si terrible. Elle est née en 1921 à Tiaret dans une famille d'agriculteurs aisés. Son père Miloud veillait au confort de ses enfants, mais n'admettait pas que ces derniers franchissent certaines barrières en bafouant les traditions bien ancrées et qui ne faisaient pas la part belle aux femmes. Et lorsque la petite Khedidja émit le vœu d'être scolarisée, il eut cette réplique ô combien significative : «Tu veux peut-être aller à l'école pour piloter des avions plus tard. Il ne manquait plus que ça.» Aussi sèche, aussi contrariante et blessante, cette sentence aura marqué la fillette pour la vie. A 14 ans, elle quitte son patelin rural pour aller vivre à Mostaganem chez sa sœur Mimouna. Une artiste accomplie C'est dans cette ville portuaire qu'elle fit la connaissance du jeune dandy Mustapha Bouhrir, qui sera plus connu sous le pseudonyme de Mustapha Kazderli. C'est le grand amour avec ce jeune bachelier alaoui ayant appris le Coran par cœur. Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction. Le couple convola en justes noces en 1939 et s'installa à Alger où Mustapha travaille à la compagnie Lebon de l'EGA avec Boualem Raïs, puis à la mairie d'Hussein Dey avec Taha El Amiri (Bestandji). Les trois hommes qui ont des vocations d'acteurs créent avec Mustapha Badie, rejoint par Abderrahmane Aziz et Latifa, le Croissant algérien, tel était le nom de cette troupe théâtrale qui se fondra quelques mois plus tard dans «la troupe des artistes associés». Khadidja s'effacera pour prendre le prénom de Nouria que lui ont donné Boualem Raïs et Mustapha Badie. «J'étais couturière et on habitait dans un studio, impasse Maxime Noiret à Bab El Oued. Je faisais la marmite pour tous les artistes qui y venaient. Il y avait Touri, Kouiret, Rouiched, amis de Mustapha ! Un jour, à la fin de l'année 1945, la troupe devait faire une tournée à l'est du pays, mais il manquait une femme pour un rôle mineur — Raïs est venu me voir pour jouer ce rôle où je ne devais prononcer que deux phrases, mais j'ai refusé et il a fallu bien me convaincre. Dans le train qui nous amenait vers Constantine, Abderrahmane Aziz ne cessait de me faire des répétitions —, c'est comme ça que j'ai commencé», raconte-t-elle avec sa voix douce et éraillée. «C'est une femme au caractère exigeant et bien trempé», glisse son amie, notre consœur Mimi Maziz, doyenne des journalistes qui a assisté à notre entrevue aux côtés de Fouzia, la fille de l'artiste. Le visage émacié de Nouria lui donnait l'air d'une créature mythologique dans la pure tradition des tragédies grecques. Et ce n'est pas sans fierté qu'elle exhibe sa participation dans la pièce Antigone qui a eu un énorme succès. «J'ai revu la même pièce il y a quelques années et je ne l'ai pas reconnue», constate-t-elle, sans trop de commentaire. Toujours modeste, discrète et plus habituée à l'ombre qu'à la lumière, Nouria affirme sans ciller qu'elle a une carrière bien remplie aux côtés de monstres du 4e art auprès desquels elle a beaucoup appris. Quand on lui fait remarquer qu'elle parle des autres plus que d'elle-même, elle renvoie avec une moue dubitative : «Mais quand je parle d'eux, je parle de moi.» Les propos murmurés sont tendres et nostalgiques. «Je vis avec mes fantômes», confie-t-elle, alors elle les cite en vrac : «Keltoum, Aouichette, Hadjira Bali, Latifa, Wahiba, Fadila Khitmi, Fadela Dziria, Anissa, Zahra Nemri, Tayeb Aboulhassan, Hassan Hassani, Madjid et Habib Réda,Youcef Hattab, Sid Ali Fernandel, Mguelati, Kouiret, Mohamed Debbah, Momo, Djelloul Badjarah.» «Quand elle s'engage, elle ne revient pas en arrière, elle fonce comme un char, elle prend d'énormes risques à une époque où tant de comédiennes songent d'abord à leur image. Son attitude a été intègre et ne souffre d'aucune discussion», nous confiait, il y a quelques mois, le regretté Habib Reda avec lequel elle aimait bien jouer. Un milieu favorable Son premier véritable rôle ? Dans le spectacle produit à Bordj Bou Arréridj : Tayeb Aboulhassan jouait le rôle de cafetier. Le café était plein de gens jouant aux cartes ou aux dominos. «Il y avait trop de monde et je devais intervenir en campant le rôle d'une mendiante. En chœur la salle m'a mitraillé d'insultes : ‘‘Tu es encore jeune va te marier''. Et lorsque j'ai répliqué : ‘‘mon mari est chahid, il m'a laissé 5 enfants à nourrir'', la salle a changé d'attitude. Des applaudissements nourris. On a eu du succès avec ces paroles. On était au lendemain des massacres du 8 Mai 1945.» «Un jour, raconte-t-elle, Bachatarzi et Habib Reda se sont donné un mal fou pour trouver une femme destinée au rôle de bedouine. A l'époque, j'avais les cheveux blonds et j'avais belle allure. Quand je me suis présentée, Bachatarzi était interloqué, prenant à témoin Reda. ‘‘Une Américaine pour jouer le rôle de bedouine, ça va pas non !'' N'empêche, on m'a donné le rôle et j'ai passé la nuit à apprendre mon texte. Peu avant le spectacle, on m'a proposé de signer le contrat. J'ai refusé en arguant que je ne le ferai qu'après le verdict du public et son appréciation sur ma prestation. Fort heureusement, il a bien réagi et m'a longuement récompensée par des ovations interminables. A ce moment-là, j'avais signé un contrat de confiance avec mon public et j'estime que cela n'avait pas de prix.» On a envie de lui dire mille fois merci pour nous avoir fait rêver comme beaucoup de ses pairs, dans des moments difficiles, en nous renvoyant une image de nous-mêmes parfois sévère mais si réelle. «Les conditions de pratique du théâtre n'étaient pas toujours faciles à l'époque. L'administration coloniale nous surveillait. N'empêche, on arrivait à la déjouer en usant dans nos têtes de sous-entendus et de métaphores.» «Dans l'une des premières pièces La part de l'orphelin jouée devant un large public à Constantine en 1945, le message destiné aux Algériens encore sous le coup du drame qui l'a touché était à peine voilé. Le public l'a compris. Cela nous a permis de participer à l'éveil des consciences, la pièce était écrite par Moussa et mise en scène par Kazdarli qui avait déjà un capital expérience non négligeable.» L'engouement pour cette pièce qui faisait allusion aux massacres des Algériens, qui s'attendaient à mieux après l'armistice, était tel que le public frustré défonçait les portes du théâtre pour venir voir Rouiched, Latifa, Hassan Hassani, Aouicha et les autres… Nouria elle-même apparaissait comme une femme assez dure, avec son regard lointain, ses paupières lourdes, ses pommettes saillantes. «Quand on terminait la pièce et après avoir pris la précaution de mettre des sentinelles à l'entrée du théâtre pour prévenir d'une éventuelle descente des gendarmes, on chantait en chœur Min Djibalina. Ça nous donnait la chair de poule et la communion avec le public était totale.» Nouria a toujours su s'en sortir dans des rôles qui ne lui étaient pas toujours idéalement destinés, malgré une présence scénique moins irradiante, mais on l'avait aimée parce que ses rôles étaient proches de nous, des mères, avec ses doutes et ses interrogations dans une société macho faisant la part belle aux hommes. Ses traits et ses intransigeances la désignaient pour incarner la femme dure et méchante. C'est en tout cas l'impression que j'ai toujours gardée d'elle. Méchante Nouria ? Un jour, raconte sa fille Fouzia, je me suis présentée avec la carte d'identité de ma mère à la mairie pour une légalisation. Le préposé, l'ayant reconnue sur la photo, a longtemps hésité avant de m'interroger : ‘‘Est-elle aussi dure à l'écran qu'à la maison ?'' J'avais répondu par l'affirmative, en ajoutant que c'est une femme hyper sensible qui a une très forte personnalité, qui parle en criant et qui continue à me donner des ordres à mon âge. Je subis parfois ses foudres, mais je sens que c'est profondément affectueux», concède Fouzia plus que peinée par la culture de l'oubli qui prospère sans donner l'impression de secouer les consciences. «Moi, j'aimais évoluer aux côtés de Reda, de Hassani, de Bachtarzi et de Rouiched, je l'avoue», reconnaît Nouria, qui affirme que ce quatuor, dans les temps morts, «s'il ne jouait pas à Yades, jouait de mauvais tours aux autres. comme de joyeux lurons, nous aimions taquiner nos compères. Quand les jeunes me disaient qu'ils étaient fiers de me donner la réplique sur les planches, cela suffisait à mon bonheur.» Du théâtre à la télévision en passant par le cinéma, elle avait fait la preuve explosive de son talent. Inlassable, c'est le premier mot auquel on pense lorsque son nom est évoqué. Frêle silhouette, elle illuminait les planches et les écrans par ses réparties sèches et ses éclats de voix. Sa curiosité et son énergie n'ont jamais faibli, ses convictions sont les mêmes. «Le théâtre d'alors, et j'en suis le témoin et l'actrice vivante, était un théâtre bouleversant, mais un acte juste, politique. Une prise de position, un jeu sur l'engagement et le quoi faire de soi d'une grande générosité comme le théâtre peut en offrir rarement sans théorie, sans dérision, sans complaisance.» La vieille femme, lucide et alerte, semble dire qu'au fil du temps, «on ne devient pas une autre femme, mais en nous et autour de nous tout change.» Et que, finalement, tout ce qui n'est pas passion est sur un fond d'ennui. Autres temps, autres mœurs Ce qui l'amène à jeter un regard critique sur le théâtre d'aujourd'hui. «Les auteurs et metteurs en scène doivent faire face tantôt pour compenser, tantôt pour s'en inspirer à tout ce background de sous-culturation. Le réel, le quotidien n'ont plus le même usage. Et puis, il y a les techniques nouvelles qui ont tout chamboulé», résume-t-elle, en réaffirmant que le théâtre c'est la seule école qui vaille. «On est en face du public avec notre solitude. Au cinéma, on est ligotés par les directives du réalisateur. On obéit à des ordres, on ne ressent pas forcément ce que l'on joue.» Malgré cela, Nouria n'est pas peu fière d'avoir joué dans 160 téléfilms, 5 longs métrages et plus de 200 pièces de théâtre. Elle garde précieusement dans ses souvenirs La maison de Bernarda, de Federico Garcia, Les Concierges de Rouiched, Amar Bouzouar de Abdelhamid Rabia et Montserrat, «une pièce politique où j'ai tenu le rôle de la mère. J'ai revu la même pièce il y a quelque temps, et j'ai constaté que la mise en scène n'était plus la même.» La désaffection du public vis-à-vis de l'acte théâtral n'est pas fortuit dès lors que les masses ont été désappropriées de leur culture rendue illégitime par les progrès techniques, par le divertissement marchandisé télévisé. Le peuple est livré à la sous-culture télévisée, c'est la fin d'une certaine idée des choses et des êtres, car selon Nouria «le spectateur de base subit insidieusement ce torrent factuel, une avalanche d'informations traitées en surface, un vécu traité sans distance par la télé et aussi par internet et les réseaux sociaux». Le théâtre national algérien, selon elle, est en régression. «Celui qui aurait pu redresser la situation, c'est Sid Ahmed Agoumi. C'est un deuxième Kateb ou Bachtarzi, mais comme on ne voulait pas le laisser travailler, il est parti. C'est vraiment dommageable», constate-t-elle. Nouria peut vous parler des heures et des heures de son métier, que dis-je, de sa passion. Mais on aura compris que chez elle la scène est le seul lieu bien réel quand la vie n'est que l'ombre pitoyable du théâtre.