Un calme précaire règne dans l'ancienne palmeraie de Sid Abaz et Hadj Messaoud, quartiers surpeuplés nichés en bas de la citadelle mozabite. Dans l'après-midi de mercredi, les gendarmes du Groupement d'intervention rapide (GIR) avaient opéré une percée à Hadj Messaoud, aux maisons encore fumantes, et ont pris position, pour la première fois, à l'intérieur de ce quartier mixte affublé du nom de «Kandahar» et de «Mexique». Les GIR, en force tampon d'interposition, emménageront dans l'enceinte même de la mosquée, dressant leurs camps de toile à la lisière de la nécropole et un autre sur l'esplanade du mausolée Hadj Aïssa, le savant malékite converti à l'ibadisme. Aïssa Baâmara, aâyane, notable du ksar, fait la tournée des comités d'autodéfense. Il s'enquiert, sur la «ligne de front», des derniers développements. Les moindres faits et gestes lui sont rapportés par les escouades de sentinelles, jeunes et vieux aux traits effondrés par les longues nuits sans sommeil, dressées en permanence, le long du muret imbibé d'huile inflammable et ceinturant le ksar. L'école de la cité est reconvertie en centre de transit, servant aux familles ayant abandonné leurs maisons détruites. De Melika, la vue est panoramique, sur cette pentapole mythique, patrimoine universel, ayant sombré dans la démence d'affrontements fratricides. La hantise de l'embrasement généralisé est perceptible dans les faubourgs surpeuplés de Ghardaïa. Plus de 400 000 habitants en proie à la suspicion réciproque, aux tracts apologiques de guerre civile, conditionnés par les thèses du complot, de la manipulation et autre intervention étrangère. «Nous sommes pratiquement en état de guerre», affirme Mohamed Tounsi, notable de Melika. Il est minuit. Autour des quartiers chauds de Theniet El Makhzen, Merakchi, Bab Azzoun, Mermed, Zgag Lihoud, l'ancien quartier juif, des petits groupes d'autodéfense font le guet à l'embouchure des ruelles. L'esprit de vendetta, les rackets, le caillassage de véhicules de passage, les agressions et lynchage des routiers et automobilistses, les incendies de commerces et maisons perpétrés dans plusieurs îlots de l'agglomération cosmopolite, ont changé la morphologie la ville et instauré le chaos dans la vallée. Tétanisé Une armada de gendarmes et de CRS est déployée le long des rues longeant le lit de l'oued M'zab qui, par endroits, fait office de ligne de démarcation entre les frères ennemis. Les boulevards menant au centre-ville sont transformés en bunker. Le dispositif est impressionnant. La ville, assiégée, voit chaque jour arriver des colonnes de camions et fourgons cellulaires de la gendarmerie. Les fameux «renforts». Le survol d'hélicoptère de surveillance se fait de jour comme de nuit. Mis à l'index aussi bien par la partie mozabite pour son parti pris que par la communauté arabe accusée d'avoir été derrière la mort des trois jeunes chaâmbis samedi dernier, les services de police voient se rétrécir de jour en jour leur terrain d'intervention. La gendarmerie prend subrepticement le relais autour des cités et quartiers mozabites, aux entrées et sorties de la wilaya et au cœur même de la ville alors que ce corps n'a vocation à opérer qu'en extra-muros. Selon un haut gradé chargé du maintien de l'ordre, décision a été prise de «retirer progressivement» la police de certains quartiers dits «sensibles». Le dispositif de sécurité autour des commissariats et siège de sûreté urbaine a été renforcé depuis l'envahissement de la cité administrative (siège de la wilaya), dimanche dernier, par une marée humaine scandant des slogans anti-mozabites et anti- police. «Dans la cité administrative, il n'y avait pas moins de 200 policiers. Ils n'ont rien pu faire, témoigne un journaliste de la radio locale. Ils ont saccagé le portail extérieur de la wilaya. Celui de la résidence de la wilaya a failli brûler. Ils ont failli s'introduire dans la salle où se trouvait la délégation du Premier ministre par intérim. Youcef Yousfi était tétanisé.» Place du marché, 16h. Ghardaïa n'a plus grand-chose d'une ville de carte postale. Les murs et les façades du vieux souk sont ravagés par les flammes, tachés de suie. La place du marché, haut lieu des échanges, symbole du vivre-ensemble entre communautés de diverses origines, n'est que désolation. Cinq jours après son incendie, le marché couvert, dont plus de la moitié des magasins est incendiée, exhale encore ses fumées toxiques. Les cendres incandescentes résistent à l'extinction malgré les interventions répétées des pompiers. Autour de l'esplanade du marché occupée par une noria de véhicules de la gendarmerie, s'entassent détritus, carcasses de véhicules et mobiliers calcinés. «Regardez, même les chats ont été brûlés vifs», montre du doigt Khaled, Chaâmbi de Theniet El Makhzen, quartier situé à l'autre bout de la ville où plusieurs entrepôts et échoppes appartenant à des Mozabites ont été vandalisés, incendiés et pillés deux jours auparavant. Tous à la même école «Chouf berrouhek. Faites vous-mêmes le constat : voyez, ce ne sont pas tous les magasins qui ont été incendiés mais uniquement ceux des Arabes !» Des insultes jaillissent, une colère noire fuse dans ses yeux. «Ma tefrache. Ila youm eddine (entre nous, jusqu'au jour du Jugement dernier, il n'y aura plus jamais de paix)», promet le boucher et dont le magasin et la chambre froide et autres équipements ont été incendiés ou volés. «Désormais, à Ghardaïa, il ne devra rester que les Arabes ou les Ibadites», ajoute-t-il. L'officier du GIR invite les journalistes à écouter les «deux camps» et à ne pas se contenter d'une seule version. «Tous agresseurs et tous se disent victimes», commente-t-il. Au quartier tentaculaire de Benghanem, à prédominance mozabite, on se prend en charge : vigiles et comités d'autodéfense, opération de nettoyage, commerces ouverts et marchés très fréquentés. Les gendarmes stationnés à Souk El H'tab effectuent des rondes. «A Ghardaïa, il n'y a que des Algériens à part entière», rappelle Kara Omar Bakir. Le député RND, catapulté depuis l'éclatement de la crise, président du conseil des notables de Ghardaïa, dit croire en la vertu du «dialogue», du «respect de l'ordre républicain». «Nous sommes condamnés à vivre ensemble, déclare-t-il. Nous sommes des frères de lait, nous étions tous à la même école. Et nous n'allons pas laisser des siècles de coexistence être réduits à néant.» Il est temps que l'Etat adopte des «solutions radicales», ajoute-t-il, «pour éviter le scénario-catastrophe» auquel il n'y croit pas. El Atteuf, mère des ksour. A 10 km au sud-est de Ghardaïa. La cité a échappé au brasier. Celle-ci plongeant ses racines dans l'antiquité coule des jours tranquilles. Les deux communautés vivent sans frictions apparentes. Place du marché, ni police ni gendarmerie. Les écoles sont ouvertes, les services publics également. Alors que les gaz lacrymogènes, les balles en caoutchouc sifflaient et asphyxiaient les ksour et agglomérations au nord, à Al Atteuf, Mozabites et Arabes choisissaient de vivre et de mourir en paix.