Abderrahmane Lounès revient sur un des personnages phares de la littérature orale maghrébine : le facétieux Djeha. Il signe une anthologie qui regroupe une soixantaine d'historiettes recueillies directement du patrimoine culturel algérien, d'autres étant adaptées ou actualisées par des écrivains. Connu pour son humour, sa verve et sa gouaille, Abderrahmane Lounès, né en 1952 à La Casbah d'Alger, a sévi dans divers styles littéraires comme le roman (Chronique d'un couple à la birmandreisienne) et la poésie (Poèmes à coups de poing et à coups de pied ou encore Pieds et poings liés). Autodidacte, formé plutôt à l'école de la rue, à l'instar de Cheikh El Anka, il s'intéresse particulièrement aux différentes expressions d'art populaire, au sens le plus noble du terme (ou, inversement, à l'art noble au sens le plus populaire…). On lui doit notamment une anthologie de la littérature algérienne d'expression amazighe, ainsi que des essais biographiques sur Matoub Lounes et Mohia. Qu'elle s'exprime en berbère ou en arabe algérien, la littérature vivante qui voyage de bouche à oreille, sous le manteau ou au coin du feu constitue la passion et le milieu naturel d'Abderrahmane Lounès. C'est donc naturellement qu'il rencontre le personnage de Djeha auquel il consacre, en 2009, une première anthologie sobrement intitulée Djeha, parue aux éditions Casbah. Cinq ans après, Lounès récidive avec son Anthologie humoristique des fourberies de Djeha, publiée cette fois par les éditions Dar El Othmania. L'ouvrage au titre moliéresque (référence évidente aux Fourberies de Scapin) n'a, selon son auteur, «aucune prétention à s'inscrire dans les travaux scientifiques ou universitaires sur le sujet». Il se veut simplement un recueil d'histoires plaisantes à l'usage de tous ceux qui savent apprécier ces contes burlesques qui se lisent «une première fois pour rire, une seconde pour réfléchir et une dernière pour pleurer». Mais la profondeur des fourberies de Djeha est appréciée à sa juste valeur uniquement par l'élite des esprits «super rieurs», pour reprendre une expression de l'auteur, amoureux des jeux de mots, calembours et contrepèteries en tous genres. Cette anthologie a surtout le mérite de réunir dans un même ouvrage des publications éparses tirées de différents recueils, revues ou journaux. Divisée en trois parties, elle se décline en contes du patrimoine berbère, du patrimoine arabe et en adaptations d'écrivains algériens et étrangers. On y retrouve notamment des adaptations de Mohamed Saïd Ziad, récemment décédé, ou de Mohamed Dorbhan parues dans Algérie-Actualités, ou encore une courte version théâtrale signée Mohamed Zerrouki, pionnier méconnu de la littérature algérienne moderne. Il faut rappeler que la pièce de théâtre qui marque, pour de nombreux chercheurs, la naissance du théâtre algérien en arabe dialectal est le Djeha de Allalou (1932). Plus tard, Kateb Yacine puisera également dans les histoires de Djeha pour son théâtre populaire en arabe algérien. En plus des histoires directement traduites du parler algérois, l'auteur reproduit de nombreuses adaptations d'auteurs français, à l'image de Félix Mornand qui compare notre Djeha au Polichinelle de la Commedia dell'arte. D'autres le rapprocheraient des Allemands Till l'espiègle pour son impertinence, du Baron de Munchausen pour son génie de l'absurde ou, plus proche, d'Achaab, archétype du parasite et maître du commensalisme dans la littérature arabe. En Algérie, Djeha partage la vedette avec l'astucieux M'qidech des contes berbères. L'origine de Djeha serait turque et l'irrévérencieux bouffon, nommé Nasreddine Hodja, serait enterré dans une ville d'Anatolie où se trouverait aujourd'hui encore son tombeau. Les habitants d'Aksehan revendiquent Hodja comme un enfant du pays, ce maître d'une medersa y aurait vécu durant le XIIIe siècle. La ville organise même annuellement un festival en son honneur. Les biographies, aussi nombreuses (et fantaisistes) que les histoires de Djeha ne manquent pas, mais il est certain que ce personnage est le héros d'une riche littérature orale répandue du Maghreb au Machrek, dans tout le monde musulman et jusqu'en Chine. Qu'il s'appelle Goha, Nasredin Efendi ou Mollah Nasredine, c'est le même impétueux farceur qui pourfend l'hypocrisie des puissants, se joue de ses voisins d'infortune et retourne avec subtilité l'ordre politique et moral. En Algérie, les histoires de Djeha se racontent aux quatre coins du pays dans les divers parlers et dans différentes variantes qui s'adaptent allègrement aux temps et aux lieux. La réinvention est en effet une des grandes particularités de la littérature orale, et c'est cela qui fait aussi sa vivacité et son interactivité. «Dans le tumulte du monde où nous vivons… Il nous appartient de plus en plus de créer nous-mêmes nos propres divertissements, notre propre théâtre, notre propre cinéma à moindre frais», préconise Abderrahmane Lounès. De même que Djeha réussit à se sortir des situations les plus inextricables, ses inénarrables histoires résistent vaillamment à la concurrence féroce des écrans dans notre monde mondialisé.