-Comment expliquez-vous que certains hommes politiques français renvoient les Français d'ascendance maghrébine, particulièrement algérienne, à leurs origines, et les condamnent quand ils défilent avec le drapeau de leur pays d'origine ? Le problème est complexe. La République ne réussit que partiellement à jouer son rôle d'acculturation et d'intégration progressive des populations immigrées dans la communauté française. On constate que le «melting pot», c'est-à-dire littéralement la capacité de se fondre dans la nation française au bout de deux ou trois générations, qui avait bien réussi pour les migrants d'origine européenne, fonctionne moins bien pour les populations d'origine extra-européenne, arabo-berbères et subsahariennes principalement. La cause est probablement à rechercher au niveau de l'imaginaire collectif qui a du mal à intégrer qu'être Français au XXIe siècle n'est plus synonyme de Gaulois (le fameux Français de souche) ou d'Européen assimilé, et que cette notion devrait pleinement englober les personnes originaires du Tiers-Monde, ex-indigènes, qui ne sont encore malheureusement trop souvent considérés que «techniquement Français» ou alors relégués à une sorte de deuxième collège. La non-acceptation et la non-reconnaissance réelles ou perçues de ces minorités par la majorité française explique cette quête d'une identité d'emprunt, identité «hors sol», diront certains, souvent fantasmée, qui amène de jeunes Français d'origine algérienne ou maghrébine, qui n'ont souvent jamais mis les pieds dans le pays de leurs aïeux, à supporter avec un enthousiasme débordant l'Algérie durant la Coupe du monde. Dans notre cas, il est vrai que la guerre de Libération a aggravé les choses et rend l'identification au pays de naissance, de résidence et de nationalité encore plus difficile. Les hommes politiques qui sont dans une posture républicaine s'émeuvent de voir de jeunes Français privilégier, à travers des actes symboliques, le pays de leurs parents au détriment du pays dont ils portent la nationalité. Ils oublient qu'ils ont une grande responsabilité en la matière. Ils auraient dû, en effet, depuis longtemps favoriser l'émergence d'une identité française plurielle et inclusive. Pire, Nicolas Sarkozy et une bonne partie de la droite ont joué avec le feu au cours de la mandature précédente en opposant des Français à d'autres Français pour en retirer des bénéfices électoraux à court terme. Les politiciens qui nous gouvernent des deux côtés de la Méditerranée devraient également veiller à cicatriser les blessures encore non refermées de la guerre d'Algérie et œuvrer à la réconciliation des mémoires plutôt que, là encore, caresser les extrêmes dans le sens du poil. -Ne pensez-vous pas que le sport, au lieu de rapprocher la communauté nationale, est en train de la diviser ? Les compétitions internationales en général et la Coupe du monde de football en particulier sont de puissants révélateurs des questions identitaires et ont une charge symbolique très forte. Dans le cas de la France, cette compétition met à nu le malaise identitaire d'une grande partie de la jeunesse française d'origine immigrée qui a du mal à se sentir française à part entière et qui, en conséquence, adopte des identités de remplacement : le pays d'origine pour certains, ou supranationale et religieuse, la oumma, pour d'autres. La communauté nationale est déjà divisée et la Coupe du monde ne fait que révéler cet état de fait. Les choses s'aggravent lorsque la fracture identitaire se double d'une fracture sociale. Les manifestations de joie sont ainsi propices à des débordements de violence qui ont pour cause la frustration sociale, la relégation urbaine et le déclassement des jeunes des quartiers périphériques. Ces débordements suscitent la réprobation d'une grande partie des Français et accentuent effectivement la coupure avec la banlieue, en rendant encore plus improbable l'acceptation de l'autre dans la communauté nationale. Ces troubles sont, par ailleurs, habilement récupérés par l'extrême droite qui utilise tous les prétextes pour attiser le feu. On est donc dans un cercle vicieux : les jeunes se rebellent, car ils ne se sentent pas partie prenante de la communauté nationale et sont relégués. La violence dont ils font preuve agrandit le fossé et rend encore plus difficile leur intégration dans cette communauté. Il importe cependant de relativiser. On notera, en effet, que la plupart des médias et le ministère de l'Intérieur ont reconnu le caractère marginal des débordements de violence dans les manifestations de joie de ces derniers jours. Par ailleurs, n'oublions pas que l'intégration et le métissage sont en marche et qu'une grande partie des Franco-Algériens sont à même de vivre et de prospérer avec une double identité qui leur permet de supporter à la fois l'Algérie et la France en Coupe du monde. Les jeunes notamment sont ainsi capables de se revendiquer comme Français tout en assumant une identité complémentaire, algérienne ou autre. Tout comme certains Français pourraient mettre en avant leurs origines bretonnes ou corses. Lors d'une rencontre que le Forum France-Algérie avait organisée, le 26 juin, à la mairie du 15e arrondissement de Paris, sur la question de l'identité et de la diversité, lorsque nous avons demandé aux participants quelle équipe ils soutiendraient en cas de match France-Algérie, les réponses ont été : «On sera pour le meilleur», ou «on aura une petite préférence pour la France ou pour l'Algérie» selon les cas. -Comment expliquez-vous que les Français proches de l'extrême droite se sentent dérangés par les manifestations de joie des supporters algériens ? Ils sont dans une attitude de défiance vis-à-vis des étrangers, qui est encore plus prononcée dans le cas des Algériens et des musulmans du fait du passif colonial et de la confrontation avec l'Islam. Les Algériens sont ainsi la bête noire du Bloc identitaire qui vient d'écrire une lettre ouverte aux supporters algériens dans laquelle il indique avoir demandé à l'Etat français de prendre des mesures préventives contre les débordements dont les supporters algériens seraient coutumiers sur le sol français. On voit bien que l'extrême droite, qui a des comptes à régler avec l'Algérie et avec les Algériens, instrumentalise la question identitaire et, il faut bien l'avouer, les débordements regrettables de violence qui accompagnent les manifestations collectives de joie profitent aux thèses xénophobes. Il nous appartient de faire preuve de retenue, par respect pour tous les Français, mais également pour ne pas prêter le flanc à l'extrême droite qui est effectivement aux aguets.