- Vous aviez déjà écrit en 2004 un livre intitulé L'hystérie identitaire ; qu'est-ce qui a changé depuis pour que vous publiez un nouvel ouvrage ? Ce qui a changé, c'est que la question identitaire a percuté d'un point de vue politique la France comme d'autres pays. En 2004, j'avais eu le pressentiment que la mondialisation créerait en retour une demande d'identité, mais je ne pouvais pas prévoir qu'elle prendrait des allures aussi caricaturales et qu'elle apporterait des réactions fortes avec l'extrême droite en France et Donald Trump aux Etats-Unis. Cette question est donc entrée de façon brutale aujourd'hui dans la bataille politique. - L'identité, en apparence, n'est pas un gros mot ; en quoi le glissement vers l'identitaire représente-t-il un danger ? Tout est là. Il est naïf de croire qu'on peut faire l'impasse sur la notion d'identité. En France notamment, la gauche a tendance souvent à penser que cette question est un piège, donc elle essaie de l'éviter. Je pense cependant qu'on ne peut pas en faire l'économie. L'identité est quelque chose d'inévitable, indispensable pour les individus et les collectivités. Il n'y a pas de pays qui tienne sans une identité collective admise. C'est l'histoire que les habitants se racontent sur eux-mêmes, sur leur origine et leur destinée. Cette question d'identité est donc incontournable. Par contre, ce qu'il faut savoir, c'est si les identités sont définies de façon souple, ouverte, ou au contraire agressive, notamment dans un pays comme la France du fait d'une immigration qui a été massive au cours des dernières décennies. De fait s'est créée une société assez composite. En tant que telle, ce n'est pas un problème, mais cela le devient lorsque les communautés se vivent comme séparées ou hostiles à la communauté nationale. Je crois en effet qu'aujourd'hui la société française est fragmentée. La conscience de ce qui unit les Français, quelle que soit leur origine, est une conscience, je dirais insuffisante. - Dans ce cadre-là, est-ce qu'il faut avoir peur de la caricature véhiculée par le mouvement des Identitaires. Vous avez, par exemple, utilisé dans votre réponse les qualificatifs «massive» et «hostile», n'est-ce pas là des termes qui proviennent de cette mouvance ? Non, je pense qu'il faut appeler un chat un chat. On dit parfois que la France a toujours été une terre d'immigration. A l'aune de l'histoire, ce n'est pas tout à fait exact. L'immigration massive est un phénomène qui ne remonte pas au-delà du XIXe et XXe siècles, à l'échelle historique c'est récent. La nouveauté de la situation de cette diversité de la population n'est pas un problème, comme le croient les Identitaires qui ont un raisonnement ethnique. Cela en devient un lorsque la conscience d'appartenir à une même communauté qui n'existe pas et que la méfiance s'installe. Dans certains quartiers populaires, des gens qui sont Français depuis deux ou parfois trois générations ne se sentent pas Français. Il y a là un véritable problème qu'il faut regarder en face. Sinon, il est exploité par les groupes extrémistes. Les Identitaires, qui sont numériquement peu nombreux, 2000 à 3000 personnes dans toute la France, sont influents sur internet, particulièrement dans les réseaux sociaux et politiquement au Front national. - Comment avez-vous fait le choix des personnalités du monde identitaire dont vous tracez le portrait ? Vous savez que ces Identitaires sont à l'extrême droite et plus encore à l'ultra droite, puisqu'ils considèrent que le Front national est trop modéré. Ils ne courent pas après les journalistes, surtout ceux marqués à gauche, comme je peux l'être. Il faut donc aller les chercher. Mon critère était de voir ceux qui ont une influence sur le terrain. Comme le groupe Génération identitaire qui est implanté dans la jeunesse. Pour les intellectuels, j'ai sélectionné ceux qui me paraissent avoir une certaine audience dans le débat public. Comme Renaud Camus, un écrivain qui vient de la gauche et qui est l'inventeur de la thèse du «grand remplacement», thèse assez scandaleuse puisqu'elle consiste à dire que le peuple français est subrepticement remplacé par des populations étrangères. Face à ce qu'il nomme catastrophe, il en appelle à la «remigration», c'est-à-dire le retour dans leur pays parfois lointain de ces immigrés. L'autre exemple est le philosophe Alain Finkielkraut, beaucoup moins extrémiste, mais qui a une vision pessimiste de l'identité française qu'il qualifie comme identité malheureuse. - Il y a aussi un des fondateurs, Dominique Venner, dont vous parlez post-mortem puisqu'il s'est suicidé en mai 2013 dans la cathédrale Notre-Dame. Quel est son ancrage ? Il a un rôle dans la genèse du courant de la jeunesse identitaire puisque c'est lui qui, après la Seconde Guerre mondiale, a réorienté l'extrême droite d'un combat prioritaire contre le communisme à un combat contre les conséquences de l'immigration. En développant des thèses racistes du groupe Europe-Action, auquel appartenait aussi Alain de Benoist, qui a ensuite évolué, rompant avec le racisme, tout en restant fidèle au «culturalisme». Il considère que les cultures du monde entier doivent être préservées en tant que telles et met en garde de ne pas se mélanger dans le métissage. - Quels sont les emprunts progressifs du Front national aux thématiques des Identitaires et comment les digère-t-il ? Les Identitaires sont peu nombreux, par contre leur influence est décuplée du fait qu'ils forment des cadres politiques fréquemment envoyés dans le Front national qui manque d'encadrement. Les Identitaires, on les retrouve dans l'entourage des maires d'extrême droite et dans l'entourage de Marion Maréchal Le Pen dans la région PACA, ce qui leur donne une influence, même si leurs thèses ne sont pas partagées pas tous. Ils s'opposent à Marine Le Pen qui est dans une position assimilationniste des populations immigrées, alors que les Identitaires disent l'impossibilité que les immigrés s'assimilent à la population française. Ils prônent la «remigration». - Si une partie de la droite classique est sensible aux thèses identitaires, comment se fait-il que ce soit le cas aussi à gauche, on peut citer Jean-Pierre Chevènement ? Je ne les mets pas exactement sur le même plan. Cette fameuse question identitaire a été mal posée par Nicolas Sarkozy qui a cherché à l'exploiter de manière démagogique en créant un ministère de l'Identité nationale rattaché aux questions d'immigration (Ndlr : 2012), en voyant cela de façon menaçante. Je pense qu'il a rendu un très mauvais service à la France. Quant à la gauche, elle tâtonne énormément sur ce sujet. Il y a des milieux qui refusent d'en parler, considérant que c'est un piège, ce qui, à mon avis, est une erreur. D'autres l'abordent, comme Chevènement, parfois de façon maladroite mais avec une exigence républicaine d'intégration tout à fait opportune. Aujourd'hui, la question est que la population française prenne confiance en elle-même et se sente d'une aventure commune et que cesse le phénomène dangereux de morcellement de la société entre communautés qui se regardent en chiens de faïence. - Que pensez-vous de l'échiquier politique de la campagne présidentielle ? Y trouvez-vous des éléments du code idéologique identitaire ? La campagne est navrante par rapport à ce thème comme bien d'autres. C'est la première fois depuis longtemps qu'on a une campagne électorale qui tourne très peu autour des enjeux de fond. On n'a pas vraiment de débat sur la manière de sortir de la crise sociale et économique, et pas de débat sur le sujet de l'intégration. Marine Le Pen cible toujours les populations immigrées, surtout par rapport à l'islam, Emmanuel Macron a une vision plus positive mais un peu naïve sur ces questions. Mélenchon, en 2012, avait fait une grande avancée lors de ce discours de Marseille. Il considérait que naturellement l'intégration se ferait. Aujourd'hui, il est plus prudent. A mon avis, à juste titre, parce qu'il sait que la gauche, sans parler de la droite, est divisée entre une gauche républicaine et une gauche de la diversité qui insiste plus sur le respect des cultures de chacun. A mon sens, on ne doit pas opposer les deux visions. Il est normal que chacun soit attaché à sa culture d'origine, mais cela n'empêche pas de se considérer comme faisant partie de la communauté nationale et partageant ses valeurs. - Peut-on faire une projection sur ce qu'il adviendra de la vulgate et de l'engagement identitaire dans le pays, alors que désormais il a ses lieux de rencontre avec pignon sur rue ? Tout dépendra de la façon dont la France saura résoudre ses problèmes. Il faut souligner que la question identitaire ne peut être résolue qu'avec la résolution de la crise économique et sociale. Si nous avons des communautés qui se referment sur elles- mêmes, c'est aussi parce que nous avons un chômage de masse et des difficultés d'intégration dans le marché du travail. Les choses sont liées. Soit la France résoudra ses difficultés et à ce moment là les Identitaires resteront un groupe marginal et peu menaçant. Soit le pays restera embourbé dans une crise avec ses dimensions de tension identitaire et on risque alors une influence politique grandissante et une prise de pouvoir à un moment ou un autre par le Front national qui serait sur les positions identitaires. Après tout, Donald Trump est une expression de la réaction identitaire aux Etats-Unis.