Auteur d'une quinzaine d'ouvrages, dont trois consacrés à Camus, dont le dernier Les Derniers Jours de la vie d'Albert Camus (Actes Sud) réédité chez Barzakh éditions à Alger, Lenzini porte un regard actualisé sur l'auteur de L'Etranger. Dib voyait en Camus un « écrivain algérien », Mouloud Feraoun parle de lui comme une « gloire algérienne », mais vous écrivez aussi que les « Algériens attendaient plus de Camus ». Qu'attendaient-ils exactement ? Pourquoi a-t-il été incapable de répondre à leur attente ? Les Algériens attendaient, sans doute, de Camus qu'il soit aux côtés des révolutionnaires qui, à partir de novembre 1954, luttèrent pour l'indépendance. Deux raisons au moins faisaient qu'il ne pouvait se joindre à eux... D'abord, il ne croyait pas à la possibilité des différentes communautés de se retrouver dans l'harmonie d'une indépendance, qui lui paraissait vouée à de grosses contradictions du fait de son « usurpation » par le FLN. Camus croyait plus à une fédération, qui aurait une autonomie avec la France et qui pourrait s'en détacher progressivement. En cela, il se sentait beaucoup plus proche des thèses de Messali Hadj dont il fut proche, entre 1935 et 1937, alors qu'il militait au PCA. Il quitta le parti estimant que le PCF était beaucoup trop en retrait par rapport aux aspirations des Algériens, celles d'une réelle égalité des droits. Il trouvait indécent que le projet Violette -qui d'ailleurs n'arriva pas au Parlement- se contentait de proposer la nationalité française à 60 000 Arabes « méritants » alors que le pays en comptait 6 millions. D'autre part, la mère de Camus vivait à Belcourt et ne voulait pas quitter ce « quartier pauvre » auquel Albert Camus était également très attaché. Il savait qu'elle pouvait être victime d'un attentat aveugle et ne pouvait imaginer (qui l'aurait d'ailleurs fait ?) d'aider ceux dont les armes auraient pu tuer sa mère. Il a dit, juste après l'obtention du Nobel : « j'aime la justice mais je défendrai ma mère avant la justice ». Qui donc d'entre nous aurait pu faire un choix différent ? Interrogé à propos de cette fameuse phrase, le président algérien Bouteflika avait répondu : « n'importe lequel d'entre nous aurait fait la même réponse. Ce qui prouve que Camus est des nôtres ». A la fameuse lettre de Kateb Yacine du 17 octobre 1957, Camus ne réserve aucune réponse, même si Kateb n'en souhaitait pas une. Pourquoi selon vous ? Qu'avait pensé Camus de cette missive ? Il m'est difficile de me mettre à la place de Camus. A celle de Kateb également. Tous deux aimaient l'Algérie d'une même force, d'un même espoir. Tous deux partageaient les mêmes angoisses vis-à-vis de l'avenir du pays. Kateb était sans doute un peu trop dur et dogmatique pour un Camus, qui devait craindre que le dialogue n'était pas possible avec cet autre homme révolté qu'était Kateb... Il aurait sans doute préférer dialoguer avec des interlocuteurs en recherche de paix et d'harmonie comme Saïd Kessous. Et, pour vous dire le fond de ma pensée, je me suis souvent demandé si Kateb ne demandait pas à Camus ce que lui-même n'avait su donner à ce pays... Lui qui n'était revenu que sur le tard. Lui qui avait vécu les « événements » de Sétif mais qui ne se souvenait pas de la mise en garde de Camus qui, dès le 10 mai, dans Combat écrivait : « Je lis dans un journal du matin que 80% des Arabes veulent devenir Français. Je dirai plutôt qu'ils voulaient le devenir, mais qu'ils ne le veulent plus... ». Le constat était on ne peut plus lucide. Et les mots sont aussi des armes dans le combat pour l'équité, la démocratie. Words, words, words... Kateb voulait des actes. Les siens aussi passaient par le verbe, le théâtre, le roman... Edward Saïd, dans un article publié par le Monde Diplomatique « Albert Camus, ou l'inconscient colonial », évoque l'incapacité de Camus de sortir de l'héritage « impérial » dans ses écrits. Est-ce une thèse qui tient la route, connaissant l'engagement humaniste de Camus ? Je trouve que cette affirmation fait montre d'une méconnaissance de l'oeuvre de Camus. Sauf à penser que l'illustre Edward Saïd se soit inscrit dans une forme de dogmatisme résolu, définitif... Avec cette tendance sartrienne à placer l'histoire au centre de tout, à ne faire de l'homme qu'une de ses émergences... La fin ne justifie pas les moyens. Douter n'est pas refuser de s'engager. Il est sans doute plus facile d'affirmer ses certitudes comme des références irréductibles. Il se trouve que l'homme rattrape souvent cette histoire qui bégaye jusqu'à nucléariser ses théoriciens du grand soir ou du néant... Les deux souvent se confondant ! Le silence n'est pas une démission. Comme le résumait fort bien Roger Quilliot dans La Mer et les Prisons : « la tragédie algérienne ne faisait que souligner quelques-unes des constantes de la pensée de Camus avec leur grandeur et leur faiblesse : l'horreur d'un monde de violence, le dégoût d'un sang versé inutilement, faute de réformes opportunes, la répulsion instinctive devant l'intolérance et le fanatisme, un vieux fonds de pacifisme libéral, mal adapté sans doute à ces temps de nationalisme, à ces cycles de révolte et de répression auxquels le monde moderne semble condamné. Exilé, Camus l'était désormais non seulement dans son propre pays, mais dont son propre siècle, et d'autant plus douloureusement qu'il en partageait les passions. » Aucune place ni rue ne porte le nom de Camus en Algérie. Y a –t-il, selon vous, une volonté de l'effacer « officiellement » ? J'ai tendance à penser qu'un certain « malentendu » s'est installé pendant la guerre d'indépendance avec la mise en place par Jeanson du réseau des « porteurs de valises ». C'est à cette période-clé que les intellectuels de gauche vont reprocher à Camus son manque de courage et d'engagement. Camus est devenu une sorte de bouc émissaire de la bonne conscience politique et de sa foi dans le communisme triomphant. Les leaders de l'Algérie indépendante vont utiliser Camus et les autres... parmi lesquels Dib, Kateb, Mammeri, Ferraoun et tant d'autres ayant commis une oeuvre littéraire dans la langue de Molière. Une aubaine pour les nouveaux maîtres du pouvoir qui doivent justifier, alors, les « sacrifices » nécessaires à construction du pays, légitimer le parti unique va désormais -et pour longtemps- gérer le pays. Sans partage. Le pouvoir occulte des pans entiers de son histoire, en utilise d'autres à son profit… Camus est enseigné dans les lycées comme dans le supérieur mais, restera longtemps cet Etranger qui n'a pas choisi le bon camp. A preuve ce roman raciste, à l'image de son auteur assimilé au peuple de petits blancs peu soucieux de l'existence de l'indigène et de son devenir. Mais, je crois que l'Algérie a vécu une véritable mutation, lors du match qui a opposé son équipe nationale de foot à celle de l'Egypte. Tout a commencé au Caire… Là, où s'était décidé le lancement de la guerre de libération. Ce vendredi 12 novembre 2009, des débordements ont déchaîné les foules face à ce peuple frère d'hier qui, en quelques heures, était devenu l'ennemi... Celui qu'il fallait éliminer. Jusqu'au plus profond de la mémoire algérienne ressurgissaient ces temps douloureux, où le leader du panarabisme avait dépêché en Algérie ses enseignants les moins qualifiés pour participer à l'arabisation d'un pays qui hériterait du même coup des Frères musulmans et autres intégristes dont la terre des Pharaons voulait se débarrasser. L'Algérie découvrait alors un autre visage du panarabisme et de sa discutable fraternité. Sans doute, étaient-ils rares celles et ceux qui, dans cette exubérante renaissance, faisaient un lien avec la passion de Camus pour le foot et sa méfiance pour le panarabisme. Pourtant, sans le savoir, l'Algérie renouait alors avec l'un de ses fils. Et qu'importe qu'il ait une rue ou une place à son nom, qu'il entre ou pas au Panthéon. Nous comprenions alors, tous ce qu'il voulait dire quand il écrivait : « je me révolte, donc nous sommes... »