-Votre livre dévoile une grande partie méconnue des résistants comme Chérif Boubaghla et Cheikh Bouziane. Comment avez-vous retrouvé leurs restes mortuaires au Muséum de Paris ? C'est le résultat d'un travail de documentation long et acharné, qui permet de découvrir un pan inédit de l'histoire de l'Algérie et de son passé relativement récent qui m'a mené du Centre des archives d'outre-mer d'Aix-en-Provence, aux services des archives historiques de la défense à Vincennes, et plus particulièrement au Muséum national d'histoire naturelle de Paris (MNHN). Personne n'avait approché ainsi ces restes mortuaires qui se trouvent depuis les années 1880 dans les collections d'anthropologie du MNHN de Paris, situé à la rue Buffon. Je recherchai les ossements du Chérif Boubaghla, de son vrai nom Mohamed Lamdjed Ben Abdelmalek, qui fut décapité le 26 décembre 1854, après une vie vouée à la libération du pays. J'étais loin de me douter que le MNHN de Paris détenait les restes d'une quarantaine de résistants à la colonisation de l'Algérie. -Vos recherches ont-elles été facilitées au MNHNP ? Un premier inventaire, effectué dès le mois de mars 2011, m'a permis de constater la présence au MNHN de Paris d'une quarantaine de «sujets» ou «individus». Ce sont-là les termes employés dans le jargon du MNHN. Un nouvel inventaire, établi quelques mois plus tard au cours d'une autre visite au MNHN, est plus exhaustif. J'ai également réuni les copies d'une cinquantaine de lettres et de plis confidentiels, qui étaient échangés entre les collectionneurs du Muséum de Paris de l'époque. Ce muséum continue d'être, plus de cinquante ans après l'indépendance de l'Algérie, le lieu allégorique de tenaces représailles coloniales. Je dirai que le nombre de crânes algériens qui s'y trouvent est bien plus important que ce qui est indiqué sur les registres informatisés du MNHN. Ce nombre s'élèverait à une centaine d'individus. C'est ainsi que des noms inscrits dans les correspondances privées échangées entre les collectionneurs ne figurent pas dans la base de données du MNHN de Paris. Certains ossements sont identifiés sans hésitation. D'autres le sont moins ou très difficilement, car seuls des prénoms désignent des ossements. Des têtes sont également répertoriées dans les registres du MNHN, mais en réalité les ossements ont été égarés. Le crâne de Bouziane Hassan, le fils de Cheikh Bouziane, chef de l'insurrection des Zaâtchas, et d'autres, se trouvent éparpillés dans diverses collections du Muséum, sans rapport avec l'Algérie. Il y a peu de chances de les retrouver un jour. Dans les listes en ma possession, figure une «sorcière de Blida», qui fut décapitée par les Français. Qui est cette femme ? Lalla Fatma N' Soumeur ne fut pas la seule femme à mener la lutte contre les colonisateurs. Le bagne de l'île Sainte-Marguerite a également accueilli des femmes algériennes. Tout comme celui de Cayenne, pour d'autres raisons. -Dans quel but les restes mortuaires appartenant à des Algériens sont-ils maintenus au MNHN de Paris ? Selon les anthropologues du MNHN, cet échantillonnage d'ossements, appartenant au passé, aurait pour but de témoigner de l'histoire humaine. On notera au passage qu'aucun anthropologue français de cette époque n'a offert son corps à la science, ni au MNHN. Ces gens-là ont tous été enterrés très chrétiennement. Vital, Broca, Cailliot, Faidherbe, Guyon, Caffe, Fuzier, Mondot, Flourens, Hagenmüller, Roux, Weisgerber, ne sont pas échantillonnés au MNHN pour témoigner de l'histoire humaine. Il y a des momies égyptiennes. Elles rentrent dans un cadre archéologique. Personne n'ira voir les responsables du musée du Louvre pour dire qu'il descend d'Osorkon II ou de la reine Néfertiti pour exiger le rapatriement de ces reliques. Concernant les ossements appartenant à des Algériens, les familles et les descendants sont toujours vivants. Ils peuvent demander, à titre privé, le rapatriement des ossements de leur aïeul. Mais il serait plus logique que ce soit opéré à titre officiel. Que les autorités de notre pays se chargent du rapatriement de ces martyrs de la lutte de Libération nationale. -Votre démarche critique a-t-elle un caractère scientifique ? J'ai mis au second plan le côté purement scientifique, c'est-à-dire l'approche méthodique de cette découverte. J'ai jugé qu'il fallait d'abord retirer ces valeureux compagnons de leurs boîtes du MNHN pour les enterrer sur le sol natal. Publier des contributions sur ce sujet si sensible, dans le cadre de colloques ou de congrès, eut été malséant. Car il ne s'agit pas d'hommes préhistoriques de Mechta Al-Arbi ou de l'homme de Ternifine, mais de révolutionnaires de l'Algérie contemporaine. La présence de ces restes mortuaires au MNHNN de Paris est un outrage dilatoire à la dignité humaine, et l'une des expressions les plus abjectes de la domination coloniale. -Avez-vous des précisions sur l'identité de ces chefs de la résistance algérienne ? Parmi les restes précisément identifiés figurent la tête momifiée d'Aïssa Al-Hammadi, qui fut le lieutenant du Chérif Boubaghla. Elle porte encore sa chair desséchée. Sa dentition est intacte. Il y a la tête du chérif Boubaghla, à laquelle manque la mandibule du menton. Le crâne du Cheikh Bouziane, chef de la résistance de Zaâtcha (Biskra). Bouziane fut décapité à l'issue du siège de Zaâtcha, en même temps que son fils, Al-Hassan, ainsi que Moussa Al-Darkaoui. La tête de Moussa Al-Darkaoui est également au MNHN, de même que celle du Chérif Boukedida, chef de l'insurrection de Tébessa, décapité par le commandant Japy, dont la famille a fui vers la Tunisie par peur des représailles. Il y a aussi la tête de Mokhtar Ben Kouider Al-Titraoui, fils de Kouider Al-Titraoui, tous deux chérifs de la tribu des Ouled el Boukhari, commune de M'fatha (Médéa), morts en combattant les Français en Kabylie.Ces crânes font partie de la collection Vital. Du nom d'Auguste Edouard Vital qui était médecin principal à l'hôpital de Constantine. Edouard Vital conservait les têtes des chefs de la résistance dans un cagibi. A sa mort, celles-ci échurent à son frère René Vital, qui les a offertes à Vincent Reboud. Les têtes partaient ensuite en France avec l'aval du chef d'état-major, le colonel Edouard de Neveu. -Pensez-vous que les autorités algériennes se manifesteront pour le rapatriement de ces ossements vers l'Algérie ? Je l'espère. Le cas échéant, il s'agirait d'une faute impardonnable contre la morale de la part des gouvernants. L'Algérie qui est un pays musulman de tradition révolutionnaire, devrait prendre un exemple sur les Maoris. J'ai rédigé une pétition dont l'objectif était d'étendre aux restes mortuaires du MNHN, le bénéfice d'une loi adoptée par le Parlement français, qui préconise la restitution de toutes les têtes maories détenues en France à la Nouvelle Zélande. L'objectif de cette démarche visait plus particulièrement à sensibiliser l'Etat algérien à entreprendre auprès de l'Etat français les démarches nécessaires au rapatriement en Algérie des restes mortuaires de ces résistants. Selon le MNHN de Paris, rien n'empêcherait le rapatriement de ces restes mortuaires. Il suffit que la partie algérienne en formule la demande. Seul un accord entre l'Etat algérien et l'Etat français pourrait faciliter la démarche de rapatriement de ces ossements. Je formule toujours le souhait, depuis le mois de mars 2011, que l'Etat algérien prenne en charge le sort indigne qui est fait à la mémoire de ces vaillants guerriers de l'Algérie. Les Algériens défilent le 14 Juillet aux côtés de la Légion étrangère sur les Champs Elysées, alors que les ossements de leurs ressortissants sont enfermés dans des boîtes cartonnées au MNHN de Paris. C'est complètement insensé. En tant que chercheur, il ne m'appartient pas de demander le rapatriement de ces restes. En outre, je n'appartiens pas à la famille de ces résistants. Une grande partie du patrimoine muséal français, pas seulement dans le domaine qui nous intéresse, provient de crimes et de vols à grande échelle. -La lutte de Boubaghla, de Cheikh Bouziane et de ces chefs de la résistance à la colonisation de l'Algérie, est-elle à rapprocher de celle du 1er Novembre 1954 ? Tous les martyrs du combat libérateur, morts les armes à la main, étaient mus par un même idéal, la lutte contre l'envahisseur. L'archétype du martyr n'appartient pas en exclusivité à la lutte pour l'indépendance de 1954/1962. La résistance à l'oppression animait nos ancêtres depuis la haute antiquité. De 46 avant J.-C ., date de l'annexion de la Numidie Orientale à la province d'Afrique, à la Guerre de Tacfarinas, qui eut lieu de 17 à 24 de J.-C.. Il y eut plusieurs insurrections contre la puissance de Rome l'indépendance. C'est le même schéma qui s'est reproduit contre les Français dès leur débarquement à Sidi Fredj, à travers les insurrections de Boumaza, les chérifs qui se dénommaient tous, sinon la plupart Mohamed Ben Abdallah, jusqu'à Boubaghla. L'insurrection du Cheikh Al-Haddad en 1871, suivie de celle de Marguerite au début du XXe siècle, la sédition de Sétif en 1945 et la lutte impérieuse de novembre 1954. Toutes ces luttes expriment le désir souverain de vivre libre, d'un peuple meurtri par la providence, qui a toujours su relever la tête, en toutes circonstances. -Le mot de la fin… Je suis en possession de la scanographie (tomodensitométrie) de ces têtes qui permettra, si je suis aidé par les autorités algériennes, de reconstituer le visage de Boubaghla, de Moussa Al-Darkaoui, de Mokhtar Al-Titraoui, du Cheikh Bouziane et de quelques autres. Le cas échéant, j'ouvrirai une souscription nationale pour réunir les moyens de réaliser la reconstruction de ces visages. On connait le visage de l'Emir Abdelkader, du Chérif Boumaza, on sait à quoi ressemblaient Juba I et Juba II, ou Massinissa. Il faudrait reconstituer ou reconstruire les traits de ces visages qui nous sont inconnus, afin qu'ils témoignent, dans les musées des Moudjahidine, de la lutte des Algériens pour leur liberté. Ceci afin que nos enfants puissent saisir, comprendre et connaître le glorieux passé de notre pays, le découvrir et s'y retrouver. Un adage dit : «Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens».