El Ouahed Mohamed, puisqu'il s'agit de lui, s'est fondu depuis l'indépendance du pays au milieu du peuple. Il avait été arrêté par les forces coloniales en août 1960 et incarcéré à la maison d'arrêt de Ténès, avant d'être transféré vers la sinistre prison de Chlef (ex-Orléansville). Le jeune El Ouahed Mohamed n'avait pas pu retenir ses sentiments d'amour envers son Algérie. Il fréquentait l'école à Ténès. A l'occasion de l'enterrement d'un chahid alors qu'il se trouvait mêlé à la foule qui se dirigeait vers le cimetière, une jeune fille de la famille Mazouni avait poussé des youyous et lancé des cris, « tahia El Djazaïr », au moment où la grappe humaine qui transportait le cercueil passait sous la fenêtre du domicile familial. ce jaillissement de cris venu d'une jeune fille algérienne n'a pas laissé indifférents cinq jeunes. El Ouahed faisait partie de ces audacieux, qui se sont mis à briser les vitres des véhicules des colons et les vitrines des magasins, avant de s'enfuir. Il a été recueilli très tard dans la nuit. Après avoir tenté de nier les faits qui lui sont reprochés, le jeune écolier « frondeur », face aux éléments des forces coloniales accompagnés par un homme cagoulé, a fini par reconnaître son action de révolte. Le journal Echo d'Alger d'août 1960 avait titré « La brochette est sous les verrous ». Agé à cette époque-là de quinze ans, ce détenu adolescent a été affecté au 5e couloir de la prison, un quartier réservé uniquement aux enfants mineurs. Ce territoire des prisonniers mineurs servait de couloir de transit aux chouhada algériens, la veille de leur exécution. Selon notre interlocuteur, l'organisation du FLN, à l'intérieur de la prison, était exceptionnelle. Les jeunes détenus, dès les premières heures de leur incarcération, sont déjà pris en charge en matière de formation politique et très bien encadrés par les militants prisonniers qui dirigent la cellule FLN. Les gardiens ne s'étaient pas rendu compte du fonctionnement du mécanisme. Les portes des cellules des prisonniers mineurs restaient ouvertes toute la journée. Le travail du jeune El Ouahed et ses camarades consistait à transmettre les messages entre les détenus tout en faisant croire aux geôliers qu'ils sont en train de jouer et de s'amuser. El Ouahed avait connu dans la prison d'ex-Orléansville, de futurs hauts responsables algériens en ne citant à titre d'exemple que messieurs Mohamed Saïd Mazouzi, Mustapha Cherchali, Ali Mohamed Roumia, Boudebza Mohamed, Djamel Dib Aboura, DJS d'Oran, etc. El Ouahed Mohamed a été libéré après le cessez-le-feu. C'est une nouvelle vie qui débute pour ce jeune Algérien marqué par la souffrance de ses parents et de nombreuses familles algériennes de son village. Le 5 mai prochain, ce père de huit enfants soufflera sa 60e bougie dans des conditions sociales difficiles, d'autant plus que sa femme est gravement malade. Il n'a même pas de logement. Il continue à fournir des demandes de logement aux responsables locaux pour finir le reste de ses jours dans des conditions décentes. Hélas pour lui, il ne s'est jamais vanté de son passé pour bénéficier des avantages sociaux et matériels accordés par l'État, aux Algériens qui se sont illustrés durant les années de la guerre de Libération nationale. Cet employé de la direction de la jeunesse et des sports de la wilaya de Tipaza, qui avait été victime d'une dépression nerveuse, car n'ayant pas pu résister à un cortège de pressions et à une foule de difficultés, sera très prochainement mis à la retraite. Il risque de se retrouver à la rue. El Ouahed, qui réside depuis quelques années à Hajdout, a toujours conservé son penchant pour la culture, tout particulièrement pour la poésie. Ce poète dispose à son actif de six recueils de poésie. Ses poèmes en langue française sont parus dans des compilations étrangères. Neuf poèmes ont même été primés en France. Il s'enorgueillit d'avoir été publié dans quinze revues littéraires dans cinq pays, en l'occurrence la France, le Canada, les USA, la Suisse et la Belgique. Demeurer en sa compagnie quelques instants, c'est l'aspect culturel qui domine la discussion, particulièrement la poésie avec les furtifs détours dans l'environnement des arts culinaires. Il n'évoque même pas les mois cruels passés dans la prison de l'ex- Orléansville. Sa devise à lui, c'est de rester fidèle à sa conscience et travailler au service de son pays, l'Algérie. Sa correction et sa retenue l'empêchent de s'apitoyer sur son actuel sort. Pourtant, ce poète et mélomane d'aujourd'hui s'est bien illustré durant son adolescence. La torture et la misère sociale subies depuis sa tendre jeunesse n'ont pas pu faire disparaître cet orgueil, qui parfois cause du mal dans un pays qui ne reconnaît pas les sacrifices de ces populations silencieuses.