Cité inquiétante, elle n'a de cesse d'interroger son incertaine identité sous les croûtes d'un étrange palimpseste : fut-elle phénicienne, numide, romaine, (imperceptiblement) vandale, byzantine, arabe, ottomane, française, toujours essentiellement berbère, secouant une histoire retorse grondant de sarcasmes ? Improbable chef-lieu, reculant à travers des âges, nombreux et impies, ses limes, autrefois arcbouté sur sa ligne d'inexpugnables murailles, Constantine, en ses retranchements escarpés, n'a nourri que la peur de ses ambitions. Elle a dominé, jadis, des mondes intestat, traçant et fourbissant, au gré d'inaccessibles complots et zizanies, une géographie de possessions terrestres, maritimes et lacustres. Mais la cité, trois fois millénaire, étouffant sous son long cours, vassale de Rome, Carthage, Béjaïa et Tunis, naguère, sous le drapeau tricolore, compagne putassière de Lyon et Marseille, divagant sur leur tapageuse sororité, n'a plus aujourd'hui que l'illégitimité de son nom. Se pare-t-elle pour une froufroutante célébration d'indicibles épousailles arabes, précisément arabo-musulmanes, voilées dans l'embrun de règnes mortifères ? Comment cette ville de l'intérieur des terres, qui a perdu son magistère sur ses vastes dépendances, enclaves puniques, galetas numides, tuddar berbères, oppida romains, monastères byzantins, douars arabes, beylicks turcs et sous-préfectures françaises, de la Méditerranée aux confins arides du Tidikelt, qui fut en son temps, selon la définition de Fernand Braudel, une « ville-État », qui a égrené la marche punitive de successifs champs de bataille pour brocarder insolemment la paix, s'est-elle résignée au gré des décentrements de la République démocratique et populaire à être la plus petite wilaya de l'Est algérien, qu'elle a gouverné et qui ne vivait qu'à son heure moite et ombreuse ? Comment retrouvera-t-elle les ressources d'une métropole arabe dans des bombances qui ne raviveront guère les lumières d'antan lorsque les fanaux de Bab Djebia éclairaient encore l'aiguille de ses pitons brumeux ? Constantine, en 2015, est une ville sans prestige, ajourant le terne éclat d'un passé-refuge. Le démembrement territorial, décrété par l'État national, lui est moins douloureux que le désinvestissement culturel qui accable jusqu'à ses pierres. Des pierres qui meurent À la ressemblance des cités anciennes du Maghreb, Constantine est constituée de deux pôles urbains, irréductibles l'un à l'autre dans leurs parcours sociaux et culturels, confondus dans une gémellité anachronique. C'est la ville coloniale, cette conurbation rêvée et bâtie par Émile Morinaud (qui fut, au début du XXe siècle, son inamovible maire, radicalement antisémite et, sur le tard, fasciste), aux murs ravalés et badigeonnés de blanc et d'ocre, qui accueille pendant une année une manifestation dédiée à une arabité qui se dérobe, qui n'est plus qu'une resucée. Pouvait-on mieux certifier, en la circonstance, l'abandon et la mort de la Constantine arabe ? Que reste-t-il de la médina aérienne berbère, audacieusement naturalisée arabe et patiemment islamisée, bringuebalant son chœur de ruines sur le rocher, ressassant son inéluctable sort ? Selon les hypothèses des historiens, la cité a été sous le pavillon des Arabes de 904 à 1535, et, détachée de toute suzeraineté, elle a vraisemblablement institué une république autonome quelques décennies avant de tomber sous le joug du Grand Turc. Après l'inamendable intermède ottoman et français (1535-1962), l'indépendance est une danse païenne, batifolant sur les draps blancs et les lits des colons dans une société en déshérence : en un demi-siècle résolument algérien, la Cité des Airs a mangé ses entrailles arabes. Tribut de guerre, ville ouverte, elle muait en une excroissance urbaine d'El Milia, une agglomération sans gloire du Jijelois, qui y a déversé sa population, avant d'être la proie de l'efficace triangle « BTS », aux ancrages politico-militaires avérés ; elle n'exerçait plus son tropisme sur son hinterland et sa capacité d'assimilation de nouveaux habitants s'épuisait. On peut même, désormais, naitre à Constantine et ne pas devenir Constantinois. Un art de vivre constantinois, sans territoire, sans carte et sans frontières, couvé dans la douceur du Vieux Rocher, s'émiettait puis disparaissait. En vérité, la mégapole de l'Est, subissant l'assaut de ses cités clientes, s'étranglait dans une infinie agonie, en soldant à vil prix ses héritages. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les structures socio-économiques, qui donnaient sa toute puissance à l'armature urbaine de la médina et à ses « grandes familles », désertant honteusement leurs derbs, se tarissaient. Un monde ancien se ratatinait, un monde nouveau tardait à s'imposer. La médina arabe industrieuse était alors condamnée à marquer ces évolutions, souvent dramatiques. Peu à peu, l'artisanat, son mode de production économique, les expressions culturelles et la socialité des « wlid el bled » qui s'y rattachaient, s'effondraient et, aussi irrémédiablement, le milieu physique qui leur servait de support emblématique, à Rahbet Essouf, Sidi-Djellis, Arbaïne Chérif ou la Souika. Les mœurs des habitants connaissent alors de rapides mutations sociologiques et psychologiques consacrant de nouveaux habitus. Une ville autre, se suscitant dans d'imprévisibles sacralités rurales, vagissait hors des repères citadins en piétinant l'imperium de traditions fragmentées. Le pouvoir confortait cette assignation de la ville-aux-ponts à un néant culturel. L'État-FLN achevait d'en faire par décret une bourgade austère, abattant les murs de son casino et de ses cabarets, embrasant ses guinguettes, fermant ses salles de cinéma et interdisant ses débits d'alcool ; enfin, dans une lugubre fin de partie, le Front islamiste dissous, obstinément aux affaires, détruisait son quartier réservé, funambulesque halte surplombant la médina, rameutant ses musiques et ses fils de familles. Longtemps, Constantine se couchera de bonne heure. Au-delà des mœurs frileuses et étriquées de ses habitants qui ne ressortissent pas toutes du catalogue pervers d'une méchante imagerie d'Épinal, le débat sur le Vieux Constantine aux multiples enracinements n'est pas en soi renouvelé et devra se répéter. Il aurait même pu être au centre de cette manifestation culturelle arabe gouvernementale. Était-il imaginable que les colossales sommes d'argent utilisées à rafraîchir les façades de biens de particuliers de la ville coloniale aient pu servir à réinventer la médina constantinoise et à la sanctifier dans l'histoire future de la cité millénaire ? Jamais l'argent public n'a été aussi dispendieusement utilisé, lorsqu'il ne devrait qu'apaiser le malheur de la médina dévastée. À titre d'exemple, le moins flatteur, l'érosion du site de la Souika, le plus visiblement touché du rocher, se dressant comme une plaie purulente, renvoie à une accumulation de mauvaises solutions sur le sort du vieux bâti, depuis au moins un demi-siècle. Comment comprendre Constantine, sa médina, sans retourner aux seuils d'une civilisation arabo-berbère kitch et au demeurant presque révolue, de Sidi Bou ‘Annaba à Bir Menahel, de Sidi Bzar à Kouchet Ezziyat ? Ce ne sont pas seulement ses pierres qui sont aujourd'hui mortes mais aussi, cela est tristement rédhibitoire, les manières de se projeter dans ses espaces et d'y vivre simplement. Le rapport des Constantinois à leur vieille ville s'est sensiblement transformé depuis le début de la guerre d'indépendance et la formation de l'État national, singulièrement en raison des brutales restructurations qu'elles ont entraînées dans l'affectation des espaces et dans l'étroite lisibilité que leur conféraient des populations néo-urbaines. Cinquante années d'incurie municipale ont relégué la cité arabe, définitivement inscrite au passif de gestions anti-démocratiques. Dès lors, ce qui fut l'angoissante question de la destination de ses espaces morcelés et broyés n'a plus de sens. Que faire donc de ses vestiges ? Les classements nationaux et internationaux de la vieille ville, suggérés ou ordonnés, n'ont pas sauvé une situation désespérée. Les modèles de rattrapage du vieux bâti historique exécutés à Constantine – dont l'interminable et coûteuse réfection du palais du Bey et les ridicules maisons-témoins érigées à l'entrée de la rue Mellah, face au pont Sidi Rached, sont la malheureuse illustration – n'engagent pas à la sérénité. Depuis l'indépendance, Constantine a plus requis de démolisseurs que de maîtres-artisans. Où trouver les seconds lorsque les premiers restent les plus disponibles et que le temps a fait son imparable œuvre ? Fautes de moyens et de volonté (politique, notamment), la médina s'estompe dans les croyances des jeunes populations à la citadinité aussi neuve qu'inconséquente. À Constantine, les maisons qui s'écroulent dans le silence des venelles éventrées de la Souika et la complainte du marteau-piqueur arrachent les signes éclatés d'un passé révéré, pétrifié en des saisons oublieuses. Entre tous les paradigmes qui désignent la ville, celui de l'arabité, malgré sept siècles d'histoire, reste le plus fragile. Mais cette arabité, ciselée dans la pierre et dans les mémoires, devrait-elle se consumer ? La manifestation internationale, dédiée à la culture arabe, aura au moins le mérite de rappeler aux Constantinois, à leurs édiles, à leurs autorités administratives et politiques la perte absolue d'un référent arabe : la médina babélienne, goule inassouvie en ses recoins ardus, presque engloutie, a été livrée aux miasmes acides du temps qui passe. Au moment où resurgit dans de somptueux atours, pour des noces indécentes, l'auguste cité coloniale. L'inanité d'une « culture administrée » Las ! Ce n'est pas un rêve d'arabité surannée qui aura triomphé dans les choix du gouvernement. Constantine n'a pas subi que l'embarras et la nuisance de travaux sans fin de rénovation et d'embellissement de ses quartiers européens ; elle devra vivre avec un sentiment d'errance, car en ravivant le mythe de « la plus belle France d'Algérie », les organisateurs de la manifestation ont réécrit dans l'espace de la cité un récit colonial qui fut insupportable. Cette démarche est critiquable. Ses laudateurs seraient en mal de faire visiter dans l'étincelante ville-musée de la colonisation française, prodigalement réhabilitée et paradoxalement promue capitale culturelle arabe, un seul site historique qui éveille une arabité abêtie et abolie. Le poncif d'une ère arabe, lointaine et obscure, ne devrait plus être surmonté et effacé à Constantine. Était-il pourtant impossible et déraisonnable, pour autant que l'on s'en tienne exclusivement au patrimoine arabe, d'en reconstituer la sinueuse séquence, du Xe au XVIe siècle ? Et surtout d'y inviter les potentialités et la créativité des Constantinois. L'État et son gouvernement ont phagocyté l'événement en isolant les compétences locales. Comment peut-on expliquer l'absence d'un concours d'architecture qui aurait permis d'affirmer la vitalité d'une école constantinoise ? Pourquoi l'Université a-t-elle été éloignée de la promotion d'une culture humaniste et scientifique locale, sauf à considérer qu'elle n'en a pas la mesure ? Que dire de ces artistes, de la peinture à la sculpture et au théâtre, de l'écriture littéraire à la musique, qui ont été laissés dans une humiliante marge, au profit d'une culture fast-food d'importation ? Il y a, en l'espèce, un effarant dessaisissement, aussi inconcevable que périlleux. Constantine et les Constantinois n'auraient donc rien produit pour se distinguer à la première place de cette manifestation qui se déroule chez eux, où ils joueraient, au mieux, le rôle de l'idiot utile ? Soit ! Il leur reste, pour s'en consoler, l'inusable robe constantinoise, les nougats mielleux et le sortilège du malouf. En fait, un bilan de faillite qui les disqualifie. La preuve ? Le gouvernement a requis et reconduit dans l'organisation de l'événement international les mêmes agents cauteleux de l'État, qui furent à la manœuvre à Alger (2007) et à Tlemcen (2011). Le doute n'effleure pas ces hauts fonctionnaires parachutés, zélateurs d'une « culture administrée », impassiblement médiocre et convenue, qui ont porté sur le pavois, au cœur de la cité, une injurieuse statue lusitanienne du ‘alama Abdelhamid Benbadis, qui est une scabreuse caricature occidentale d'un Orient arabe mal dépêtré de ses gros sabots, enflée en polémiques, très vite déboulonnée nuitamment à leur grand désarroi, après avoir subi les quolibets de réseaux sociaux et les saillies d'une populace infatuée. Et, surtout, transparaît dans toute sa hideur leur intention proclamée de faire de la manifestation « Constantine 2015 » une « fête arabe » avec des chanteurs à gros budget du Machrek, qui n'apporteront rien au renouveau espéré de la culture constantinoise qui ne saurait se résoudre à être dissoute dans des loisirs de masse. Faudra-t-il céder à l'inculture payée sur fonds régaliens ? L'élite artistique, intellectuelle et médiatique constantinoise peut être désemparée face à un événement qui ne devra rien à son intelligence. Mais Constantine s'éblouit de la captation de la manne financière allouée par l'État à la sauterie arabe, qui aurait pu transfigurer la médina, qui agite entrepreneurs, tous corps d'état confondus, « cultureux » dépenaillés et demi-lettrés, gavés d'insortables fredaines. Des journalistes et des universitaires ont assez tôt averti que dans la manifestation culturelle arabe la prédation allait prendre le dessus sur la pensée et l'art dans une course aux mordantes appétences et aux ignominieuses rétributions. Comment ne pas évoquer, ici, les mots d'une glaçante actualité d'un sage constantinois, Sidi Amor El Ouazzan, maître soufi, astronome émérite, lecteur surnuméraire au petit séminaire de la Grande mosquée, s'adressant à Hassen Aga, pour refuser une profitable sinécure dans la magistrature malékite, qui résument perpétuellement le calvaire d'une cité consternée : « L'année neuf cent quarante-huit nous a plongé dans les ténèbres. Toutes les calamités, ainsi que cela est connu, sont venues fondre sur nous, et chacun se laisse entraîner, ne sachant maîtriser la fougue de son ambition. C'est au point que le savant et l'ignorant sont à cette heure égaux… » C'était en l'an 1541. Depuis le XVIe siècle, rien ne semble avoir changé dans un ordre des choses constantinois immuable : il suffit de remplacer 1541 par 2015 pour que s'exacerbent les bruits et les relents fétides de la curée. Et d'entendre, encore et encore, le cri d'une cité qui a abdiqué ses valeurs et qui n'en finit pas de s'ébaudir de ses vertigineuses passions. L'hommage officiel à une arabité constantinoise, quasi-ténébreuse, aurait dû appartenir à la seule médina restaurée et à son histoire revivifiée. Dans sa morne décrépitude, il lui a manqué la sollicitude de l'État, mais aussi la loyauté d'hommes et de femmes dont elle a accompagné les carrières administratives et politiques, qui n'auront rien consenti à son hospitalité et à sa fidélité, qui l'ont vue (et laissée) choir, cimetière de décombres, jonchant les falaises. Il est navrant que le gouvernement se soit rendu aux grâces flétries de la cité européenne, rhabillée de neuf et fardée pour un ultime tapin sur son bat-flanc, en se détournant de sa voisine arabe, arthritique et moribonde, embusquée dans ses eulogies. C'est uniment un désamour et une injustice. Il s'en faudrait que « Constantine 2015, capitale de la culture arabe », en ses habits moirés, cruelle d'outrecuidance, ne révèle sous la cendre d'une culture d'emprunt qu'un funeste charroi d'infortunes.
Par Abdellali MERDACI Professeur de l'enseignement supérieur, écrivain. Enseigne la théorie littéraire. A publié Constantine, itinéraires de cultures, 1962-2002, Constantine, Simoun, 2003.