Constantine est, d'immémoriale souvenance, un vieux port béant sur les airs. Les soirs de frimas automnaux enveloppés d'écumes grisâtres d'un smog délétère, elle offre la magnificence de ses balcons aériens sur de proches banlieues, comme des embarcations de fortune, épaves voguant dans le flamboiement crépusculaire. Cité inquiétante, elle n'a de cesse d'interroger son incertaine identité sous les croûtes d'un étrange palimpseste : fut-elle phénicienne, numide, romaine, (imperceptiblement) vandale, byzantine, arabe, ottomane, française, toujours foncièrement amazighe, secouant une histoire retorse grondant de sarcasmes ? Improbable chef-lieu, reculant à travers des âges, nombreux et impies, ses limes, autrefois arcboutée sur sa ligne d'inexpugnables murailles, Constantine, en ses retranchements escarpés, n'a nourri que la peur de ses ambitions. L'inanité d'une «culture administrée» Las ! Ce n'est pas un rêve d'arabité surannée qui aura triomphé dans les choix du gouvernement. Constantine n'a pas subi que l'embarras et la nuisance de travaux sans fin de rénovation et d'embellissement de ses quartiers européens ; elle devra vivre avec un sentiment d'errance, car en ravivant le mythe de «la plus belle France d'Algérie», les organisateurs de la manifestation arabe ont réécrit dans l'espace de la cité un récit colonial qui fut insupportable. Cette démarche est critiquable. Ses laudateurs seraient en mal de faire visiter dans l'étincelante ville-musée de la colonisation française, prodigalement réhabilitée et paradoxalement promue capitale culturelle arabe, un seul lieu historique qui éveille une arabité abêtie et abolie. Le poncif d'une ère arabe, lointaine et obscure, ne devrait plus être surmonté et effacé à Constantine. Etait-il pourtant impossible et déraisonnable, pour autant que l'on s'en tienne exclusivement au patrimoine arabe, d'en reconstituer la sinueuse séquence, du Xe au XVIe siècle ? Et surtout d'y inviter les potentialités et la créativité des Constantinois. L'Etat et son gouvernement ont phagocyté l'événement en isolant les compétences locales. Comment peut-on expliquer l'absence d'un concours d'architecture qui aurait permis d'affirmer la vitalité d'une école constantinoise ? Pourquoi l'université a-t-elle été éloignée de la promotion d'une culture humaniste et scientifique locale, sauf à considérer qu'elle n'en a pas la mesure ? Que dire de ces artistes, de la peinture à la sculpture et au théâtre, de l'écriture littéraire à la musique, qui ont été laissés dans une humiliante marge, au profit d'une culture fast-food d'importation ? Il y a, en l'espèce, un effarant dessaisissement, aussi inconcevable que périlleux. Constantine et les Constantinois n'auraient donc rien produit pour se distinguer à la première place dans cette manifestation qui se déroule chez eux, où ils joueraient, au mieux, le rôle de l'idiot utile ? Soit ! Il leur reste, pour s'en consoler, l'inusable robe constantinoise, les nougats mielleux et le sortilège du malouf. En fait, un bilan de faillite qui les disqualifie. La preuve ? Le gouvernement a privilégié une «culture administrée», impassiblement médiocre et convenue, qui a porté sur le pavois, au cœur de la cité, une injurieuse statue lusitanienne du alama Abdelhamid Benbadis, qui est une scabreuse caricature occidentale d'un Orient arabe mal dépêtré de ses gros sabots, enflée en polémiques, très vite déboulonnée nuitamment au grand désarroi des organisateurs de l'événement arabe, après avoir subi les quolibets de réseaux sociaux et les saillies d'une populace infatuée. Et, surtout, transparaît dans toute sa hideur l'intention proclamée de faire de la manifestation «Constantine 2015» une fête arabe avec des chanteurs à gros budget du Machrek, qui n'apporteront rien au renouveau espéré de la culture constantinoise qui ne saurait se résoudre à être dissoute dans des loisirs de masse. Faudra-t-il céder à l'inculture payée sur fonds régaliens ? L'élite artistique, intellectuelle et médiatique constantinoise peut être désemparée face à un événement qui ne devra rien à son intelligence. Mais Constantine s'éblouit de la captation de la manne financière allouée par l'Etat à la sauterie arabe, qui aurait pu transfigurer la médina, qui agite entrepreneurs, tous corps d'état confondus, «cultureux» dépenaillés et demi-lettrés, gavés d'insortables fredaines. Des journalistes et des universitaires ont assez tôt averti que dans la manifestation culturelle arabe la prédation allait prendre le dessus sur la pensée et l'art dans une course aux mordantes appétences et aux ignominieuses rétributions. Comment ne pas évoquer, ici, les mots d'une glaçante actualité d'un sage constantinois, Sidi Amor El Ouazzan, maître soufi, astronome émérite, lecteur surnuméraire au petit séminaire de la Grande mosquée, s'adressant à Hassen Aga, pour refuser une profitable sinécure dans la magistrature malékite de la Cité aérienne, qui résument perpétuellement le calvaire d'une cité consternée : «L'année neuf cent quarante-huit nous a plongés dans les ténèbres. Toutes les calamités, ainsi que cela est connu, sont venues fondre sur nous, et chacun se laisse entraîner, ne sachant maîtriser la fougue de son ambition. C'est au point que le savant et l'ignorant sont à cette heure égaux...» C'était en l'an 1541. Depuis le XVIe siècle, rien ne semble avoir changé dans un ordre des choses constantinois immuable : il suffit de remplacer 1541 par 2015 pour que s'exacerbent les bruits et les relents fétides de la curée. Et d'entendre, encore et encore, le cri d'une cité qui a abdiqué ses valeurs et qui n'en finit pas de s'ébaudir de ses vertigineuses passions. Constantine n'a jamais su respecter son passé et l'enseigner sans exclusion ni reniement à ses habitants. Elle a répudié son identité multiple, qui devrait être son avenir. L'hommage officiel et conjoncturel (qui tient de la petite politique orientale et de ses sultans chamarrés du Golfe) à une arabité constantinoise, quasi-ténébreuse, aurait dû appartenir à la seule médina restaurée et à son histoire, aux sources nombreuses, revivifiée. Dans sa morne décrépitude, il a manqué à la cité millénaire la sollicitude de l'Etat, mais aussi la loyauté d'hommes et de femmes dont elle a accompagné les carrières administratives et politiques, qui n'auront rien consenti à son hospitalité et à sa fidélité, qui l'ont vue (et laissée) choir, cimetière de décombres, jonchant les falaises. Il est proprement révulsant que le gouvernement se soit rendu aux grâces flétries de la cité européenne, rhabillée de neuf et fardée pour un ultime tapin sur son bat-flanc, en torpillant sa voisine arabe, arthritique et moribonde, embusquée dans ses eulogies. Il s'en faudrait que «Constantine 2015, capitale de la culture arabe», en ses habits moirés, cruelle d'outrecuidance, ne révèle sous la cendre d'une culture d'emprunt qu'un funeste charroi d'infortunes. * Professeur de l'enseignement supérieur, écrivain. Enseigne la théorie littéraire. A publié Constantine, itinéraires de cultures, 1962-2002, Constantine, Simoun, 2003. (Suite et fin)