Le retour en arrière sur l'application du cahier des charges relatif à l'importation des véhicules remet sur le tapis le débat sur cette question cruciale qu'est le manque de rigueur chez l'équipe en charge de la gestion des dossiers liés à l'économie nationale. Le changement de cap en matière de politique économique est en effet devenu monnaie courante. Il reflète l'instabilité juridique que connaît le monde économique en Algérie. Depuis le débat houleux sur l'épineuse question des privatisations entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000, une période durant laquelle les tergiversations étaient au rendez-vous, la problématique de la mise en œuvre des décisions économiques se pose avec acuité. Certes, elle n'est pas récente de l'avis des experts sollicités à cet effet, mais elle s'est accentuée au fil des ans, particulièrement au cours de cette dernière décennie pour être de plus en plus perceptible à la lumière de tous les cas recensés. Il y a, à titre illustratif, en plus le recul sur l'obligation du payement par chèque pour toute transaction dépassant les 50 000 DA, puis les 500 000 DA, les atermoiements sur la réforme du code de l'investissement, les reculades sur la régulation des importations, le retard pris dans la réforme de la fiscalité (notamment locale) et dans la mise en place d'une économie fondée sur la connaissance (EFC), la lutte contre le marché informel, etc. L'on se souvient aussi qu'en juin 2014, les ministres du Commerce et celui de l'Agriculture avaient fait machine arrière sur l'application de la mesure relative au contrôle de l'utilisation par les laiteries de la poudre de lait subventionnée annonçant son report à janvier dernier. Des explications loin de convaincre Comme motif, le directeur général du contrôle économique et de la répression des fraudes au ministère du Commerce avait évoqué le souci de ne pas pénaliser les producteurs disposant d'importants stocks d'emballage. Une explication qui n'avait pourtant pas convaincu de nombreux acteurs, notamment l'association de protection et d'orientation du consommateur et de son environnement (APOCE). Autres cas, autres atermoiements : l'instruction d'août 2013 d'Abdelmalek Sellal portant sur «la relance de l'investissement et l'amélioration immédiate de l'environnement de l'entreprise et de l'investisseur» et les différentes recommandations issues des réunions tripartites et bipartites restées sans application. D'ailleurs, lors de ces réunions, syndicats et patronat se retrouveront souvent pour rediscuter de mesures non mises à l'œuvre après moult rencontres auparavant. En 2011, pour rappel, lors de la tripartite exclusivement économique décidée par le chef de l'Etat Abdelaziz Bouteflika, 200 mesures avaient été arrêtées pour appuyer l'investissement productif. Deux ans plus tard, en 2013, seulement un taux de 30% de ces dispositions ont été appliquées sur le terrain. Les syndicalistes de différentes corporations (médecins, enseignants…) se plaignent aussi régulièrement de la non-prise en charge des revendications que le gouvernement s'est engagé à prendre en considération. «Au lieu d'avancer dans les négociations et d'aborder d'autres questions, l'on se retrouve souvent dans les rencontres avec la tutelle à débattre de dossiers laissés aux oubliettes», confie à ce sujet un représentant d'un syndicat de l'enseignement secondaire. En somme, quand il s'agit d'apporter des solutions susceptibles de faire redémarrer la machine économique, les ajournements sont toujours de mise. Dans ce cas, l'administration est pointée du doigt. «Mais quand il s'agit de défendre les intérêts des uns et des autres, place au recul», nous dira un expert qui rappellera la divergence des décisions au sein-même du pouvoir en place. «Un lien entre la sphère marchande et la logique rentière» D'où cette absence de cohérence dans la politique économique du pays. L'économiste Mourad Goumiri ne manquera pas d'ailleurs de souligner ce point : «Le gouvernement navigue à vue du fait de sa composante distribuée par les différents clans du pouvoir, sans une vraie vision de développement économique construite sur des paradigmes idéologiques». Pour sa part, l'expert Aberrahmane Mebtoul rappellera que cette situation et ces dysfonctionnements ne datent pas d'aujourd'hui. «Il ne faut pas se tromper de cible. Il n'y a pas de cohérence dans la politique économique du pays depuis l'indépendance», nous dira M. Mebtoul. Pourquoi ? En guise de réponse, notre expert dira : «Une logique rentière s'est installée depuis l'indépendance. C'est ça le fond du problème. Il y a, en effet, un lien entre la sphère marchande et la logique rentière. C'est le gros problème en Algérie où deux segments sont en confrontation dans la sphère économique. Il y a, d'un côté, la sphère marchande avec 83% des opérateurs économiques versés dans le commerce, et de l'autre une catégorie qui essaye de produire. Mais la sphère marchande est dominante. Elle a des inputs au niveau du pouvoir». D'où ces pressions, et comme résultat ces reculs sur de décisions importantes. «Le recul, c'est le fait de pressions politiques. C'est le résultat de la lutte à l'intérieur de la sphère du pouvoir», résumera encore M. Mebtoul qui tiendra à préciser : «Une bonne partie du pouvoir est assise sur la sphère marchande». En d'autres termes, il y a collusion entre les intérêts politiques et ceux d'ordre économique. Ce que notera aussi M. Goumiri. «Glissement vers l'affairisme politique» «Les puissances d'argent douteux qui ont pris le pouvoir économique et sont en train de conquérir le pouvoir politique après avoir acheté le pouvoir législatif, n'ont certainement pas envie que leurs rentes diminuent, voire disparaissent. Dès qu'une mesure de bon sens économique voit le jour au sein de l'Exécutif, ils lâchent leurs sbires pour torpiller toutes les décisions qui introduisent la transparence, la rationalité, la cohérence. Ce qui explique les revirements de situation du gouvernement qui n'a plus de marge de manœuvre vis-à-vis de ces lobbies, sauf celle qui consiste à partager avec eux.» Un avis que partage Abdelaziz Rahabi, ancien ministre de la Communication. «Je ne suis pas surpris par les reculs successifs du gouvernement. On assiste à un glissement vers l'affairisme politique. Cette irruption a fait qu'un troisième acteur intervient dans la prise de décision, en l'occurrence les hommes d'affaires», nous dira M. Rahabi. Et de poursuivre : «Certains ne le cachent pas. Ils le disent clairement. Ils pensent avoir un rôle politique. Mais ils se trompent. Ils ont juste l'illusion d'être la sphère du pouvoir». Revenant 20 ans en arrière, Abdelaziz Rahabi nous donnera l'exemple de la nomination, en 1994, de l'ancien président du Forum des chefs d'entreprises (FCE), Réda Hamiani en tant que ministre de la PME- PMI : «L'ancien président Liamine Zeroual a placé Hamiani à la tête de la PME-PMI pour créer une synergie entre le privé et le public. Actuellement, ce n'est pas le cas. Les hommes d'affaires ne sont pas au pouvoir. Mais leurs représentants y sont», expliquera-t-il comme pour souligner que les décisions économiques émanent de ces parties. Et ce, en l'absence «du chef d'orchestre», en l'occurrence Abdelaziz Bouteflika qui, selon Rahabi, n'a aucune sensibilité économique en ce moment. Sinon, s'interrogera-t-il, «comment voulez-vous qu'il y ait une politique économique si le Conseil des ministres ne se réunit plus et si le gouvernement continue à agir à coups d'arrêtés et de décrets ?» Certes, dira-t-il encore, «il ne faut pas diaboliser le capitalisme. Mais l'Etat doit rester maître de la stratégie économique». Or, constatera Mourad Goumiri, «depuis le quatrième mandat, pas de discours cohérent, pas de stratégie affichée, pas de démarche sectorielle, et pas de processus de développement. Il n'y a qu'une succession d'effets d'annonce pour faire illusion et dès que les problèmes réels se posent on fait dans la fuite en avant et les demi- mesures». Pour faire face à une telle situation, M. Mebtoul invite la minorité des réformateurs qui est au pouvoir à «appuyer» sur le bouton, notamment en cette période de baisse des recettes d'hydrocarbures. Et ce, d'autant que c'est connu en Algérie, «plus les cours du pétrole baissent, plus on cherche à réformer. Quand les cours du pétrole sont hauts, on bloque les réformes. Les réformateurs sont appelés à ne pas céder devant les pressions de la sphère marchande», notera M. Mebtoul. Mais est-ce possible ? Difficile pour M. Goumiri. Car, expliquera-t-il, «ce qui importe pour le gouvernement, c'est de faire en sorte de maintenir la paix sociale à n'importe quel prix. Si une décision contrarie les intérêts des lobbies nationaux ou étrangers, il revient en arrière, peu importent les intérêts de notre pays… ils jouent leur survie en tant que Premier ministre, en tant que ministres, voire PDG… Seul compte leur maintien au pouvoir». Ahmed Mokaddem explique, pour sa part, la situation autrement. N'écartant pas le poids des pressions dans les revirements des positions du gouvernement, il relèvera l'absence de concertation avec les agents économiques dans le processus de prise de décision. «Il faudrait une concertation entre les différents agents économiques pour éviter qu'il y ait retour en arrière. Il faudrait aussi une gestion qui écoute et les préoccupations des uns et des autres une fois les décisions arrêtées», recommandera-t-il.