«Il veulent nous tuer, ils ont mis notre santé en péril en nous assiégeant au milieu de ces firmes !» Les deux filles de Khaled ont moins de 5 ans et sont déjà toutes les deux asthmatiques. Cela se passe à Chegga, à quelques kilomètres de Chlef, un village similaire à bien d'autres d'Algérie, où villas inachevées se mêlent à l'urbanisation chaotique. Deux minoteries de production d'aliments de bétail et de volaille, surtout la plus grande, construite en 2011, empoisonnent au sens propre et au sens figuré la vie des quelque 2000 habitants. Le plus grand moulin appartient à la Sarl Sendjasseni, qui occupe 6,5 ha. «Elle va finir par nous tuer, dénonce M'hamed, un autre habitant de Chegga. C'est une malédiction tombée sur notre village.» En plus de la production d'aliments, la Sarl fait aussi dans l'importation de génisses pleines et le transport public de marchandises. Selon son entourage, elle vient d'acquérir une flotte de 50 camions de 20 tonnes. Fatiha, veuve et mère de 4 enfants, habite dans une maison que seul un mur sépare du moulin. Elle affirme que la nuit, l'odeur est insupportable. «Mon fils de 9 ans a parfois du mal à respirer, témoigne-t-elle. Pour qu'il ne sente pas les odeurs nauséabondes, je lui couvre la tête, ce qui n'est pas évident avec cette chaleur.» Oussal Maâmar, médecin généraliste qui habite dans le village, ne cache pas son inquiétude : «Les allergies respiratoires que développent les enfants peuvent devenir chroniques.» Aïcha Khaoui, maman d'un garçon asthmatique confie : «Nous ne sommes pas contre l'usine, ni la personne. Nous voulons juste qu'il change d'activité.» Puis s'emporte en brandissant les médicaments de son fils : «Regardez ! Loratadine, Théostat, Budecort 200, tous ces médicaments sont prescrits pour son asthme ! On aurait tout supporté, le bruit des camions et celui des machines. Mais qu'il nous trouve juste une solution pour les odeurs et les poussières qui nous tombent dessus.» Ce type de moulin, dont l'exploitation est soumise à autorisation délivrée par le ministère de l'Environnement, fait partie de ce qu'on appelle les installations classées. A ce titre, il doit faire l'objet d'une enquête commodo incommodo (procédure pour obtenir l'aval des habitants). En 2011, les habitants avaient tous refusé. «Malgré cela, l'entreprise a poursuivi la construction du moulin et commencé l'exploitation à partir de 2013», affirme Ali, un habitant de Chegga. «L'administration, à ce moment-là, a rouvert l'enquête commodo incommodo sans avertir les habitants», poursuit Hassen Abrous, le président du comité du quartier. Corruption Mazar Charef, le directeur de l'association Dounia pour la protection de l'environnement, a initié plusieurs lettres et pétitions pour dénoncer le projet. Selon lui, il aurait dû être arrêté dès le début. «C'est une installation classée, je ne comprends pas comment il a obtenu les autorisations de la direction de l'environnement !», s'exclame-t-il. En effet, l'autorisation d'exploitation pour les installations classées revient en principe à la direction de l'environnement, sous la tutelle du ministère chargée de dresser une enquête d'impact et de danger. Aïcha Baris, la directrice de la direction de l'environnement de la wilaya de Chlef, affirme que «l'autorisation a bien été délivrée après des études faites par le ministère de l'Environnement, appuyée par une lettre d'acceptation des citoyens adressée à la mairie par les habitants». Hassen Abrous a une autre version de l'histoire. «Des habitants que la Sarl Sendjasseni a corrompus ont bien signé cet accord.» Pour certains habitants, «l'entreprise a même aidé des jeunes à se marier pour qu'ils se mettent de son côté». Mais à l'APC de Chlef, Mohamed Teguia, le président, qui ne souhaite pas commenter l'affaire, lâche tout de même : «Pour moi, la Sarl Sendjasseni n'a même pas d'autorisation de construction.» Khaled M'hamedi, le frère cadet de la famille, qui gère les projets de Sendjasseni, affirme ne rien avoir fait «hors la loi». «J'ai dépensé plus de 40 milliards. Pensez-vous qu'il soit possible de dépenser une telle fortune pour un projet illégal ?» Reste que s'il a pu nous montrer les autorisations d'exploitation délivrées par toutes les administrations concernées, Khaled M'hamedi n'a pas présenté de permis de construire. Lui pense connaître son ennemi. «C'est l'ancien entraîneur de l'ASO Chlef, Mohamed Benchouia, qui est derrière ces contestations. Pour un litige de terrain, il fait bouger la population contre mon usine qui emploie 253 personnes, dont 40% sont des habitants de ce quartier.» Selon lui, les habitants qui se soulèvent contre lui «sont tous des délinquants et des repris de justice. Dernièrement, ils sont passés devant la justice parce qu'ils avaient bloqué la route nationale qui mène vers l'aéroport». 14 avocats Accusés d'incitation à attroupement, cinq habitants de Chegga ont été jugés le 31 mai dernier après le sit-in du 29 mars tenu par la majorité des riverains des minoteries sur la grande route menant à l'aéroport Aboubakr Belkaïd. «On est sortis le lendemain d'un match que nous avons essayé de voir tous ensemble dans un café du quartier. Mais les odeurs écœurantes qui se dégageaient de cette usine nous ont fait tous fuir», raconte Mohamed Khedimi. «Jusqu'à quand allons-nous nous enfermer dans nos maisons ?», s'interrogent-ils. Azeddine Merrah, un habitant de Chegga, qui a participé au sit-in, s'énerve : «Si on n'en avait pas marre, on ne serait pas sortis ! Ce ne sont pas les cinq du comité qui nous ont incités à manifester notre rage.» Mohamed reprend : «Même pour faire la prière, on ferme les portes de notre mosquée, ce n'est plus supportable.» Les habitants du village, apprenant que l'on parlait du moulin, sont venus pour raconter leur histoire. Au milieu du brouhaha, une voix s'élève : «On permet tout à cet homme d'affaires parce que c'est un repenti ! L'Etat est prêt à nous sacrifier tous pour ces gens qui ont pourtant été ses ennemis un jour. Dénigrer cinq citoyens, ce n'est rien devant le dévouement qu'a fait ce pays.» Pour défendre les accusés, un collectif de 14 avocats s'est mobilisé. Parmi eux, Amirouche Bakouri. Il affirme que dans cette affaire, «l'élément matériel de l'infraction est inexistant». «Les rapports de la gendarmerie ne démontrent aucun caractère de provocation à l'attroupement, pas même un indice. Ils n'ont que les déclarations de mes clients qui ont tout nié en bloc. Dans le jargon judiciaire, ont appelle ça ‘‘un dossier vide''». Malgré l'acquittement dont ont bénéficié les accusés le 6 juin dernier, le jugement pourrait être remis en question, car le procureur de la République a interjeté appel auprès du tribunal. Selon Mohamed Khlili, un habitant de Chegga, «les autorités veulent réduire l'affaire à cinq personnes pour ne pas avoir affaire à une volonté citoyenne». En attendant le verdict de l'appel, le moulin continue de produire. Et d'empoisonner l'air de Chegga