Narine percée, la mine acérée et la barbe fournie, Redouane Aouameur essaye de raviver les premières lueurs du métal algérien dans le brouhaha d'un café algérois. L'ancien bassiste du groupe pionnier local Neanderthalia (doom, heavy metal) revient sur cette époque, quand la gratte métallique locale prenait peu à peu de l'épaisseur et que ses riffs noircis étendaient leur portée du berceau algérois à l'échelle nationale. Après une centaine de scènes et des tournées européennes, la perspective d'une carrière s'est peu à peu obscurcie : «Après la tournée en Belgique de mon groupe Litham, les anciens ont eu besoin de stabilité financière et familiale. Car si tu ne t'appelles pas Metallica, tu dois t'autofinancer pour vivre jusqu'à ne plus pouvoir. Et la réalité est la même pour tous les groupes de métal, toutes nationalités confondues», déplore Redouane. Avant sa dernière tournée en Europe (fin 2014) avec son groupe actuel Lelahell (death metal), Redouane a enchaîné les groupes et les line up (composition des différents éléments d'un groupe qui peut changer, ndlr) pour entretenir de son côté les flammes de 23 années de metal qui peinent à retrouver leur lustre d'antan. «Aujourd'hui, démarcher les organismes culturels et les salles de spectacle est plus difficile qu'avant, à cause d'un traditionalisme rampant et aussi parce que le metal est vu comme de l'histoire ancienne. Les responsables des salles privilégient désormais les concerts de gnawi et les dérivés familiaux de musiques algériennes, plus fréquentés et donc plus rentables, selon eux, que les performances d'un micro-mouvement de têtes brûlées et de casseurs de chaises, toujours selon eux. Je me demande, d'ailleurs, pourquoi un groupe algérien peut réussir à faire des tournées en Europe, qui est loin d'être l'eldorado idéalisé par les jeunes artistes algériens, mais peine encore à jouer en Algérie», s'interroge-t-il avec dépit. «Chez nous» La scène metal est, selon les statistiques croisées du bord, moins d'une quinzaine de groupes autodidactes et autofinancés activant sur la scène nationale, située à la proue d'une galère de groupes mal insérés dans le milieu (avec une présence minimale au Sud) qui font des apparitions sporadiques dans de petits événements locaux. Dans l'éventail des obstacles qui ponctuent le quotidien de la scène metal, il y a le manque de financement et de sponsors ainsi que «l'accès balisé» aux salles de répétition et de concert par une «partie significative de responsables culturels», selon la quasi-totalité des groupes rencontrés dans plusieurs wilayas. «Ce sont les gardiens du temple (les responsables culturels, ndlr) qui n'ont ni fibre et/ou ni bagage culturel et sont éparpillés un peu partout dans le pays. Ils n'octroient pas de locaux parce que ces derniers sont en réalité des chambres à écho, non équipées et dont l'insonorisation échappe manifestement aux priorités budgétaires des organismes culturels concernés. Ce sont les mêmes interlocuteurs qui font vibrer la fibre nationaliste en proposant carrément de jouer un style de chez nous, pour boter hors de la sphère culturelle algérienne les musiques occidentales», fulmine, dans un café d'Alger-Centre, un thé post-ftour à la main, Ramzy Abbas, chanteur et guitariste/bassiste de plusieurs groupes de thrash (Jugulator), heavy rock progressif (Atakor) et métal progressif (Thowar). «Il nous reste encore une dernière répétition, annonce Djallel Khelifi, 34 ans, bassiste du groupe de métal progressif constantinois Oktav, en faisant la moue devant une note du conservatoire de Constantine qui a «prévu des travaux pour une durée indéterminée, la date butoir algéro-algérienne !» fulmine-t-il devant la photo du quatuor de rock algérien des années 1960, les Bleu Jeans, taillés dans un costume rétro et coiffés d'une coupe de cheveux page boy au millimètre près. Réseaux «On regrette que la ville du Grand Rocher, érigée cette année sous ses beaux atours de capitale de la culture arabe, privilégie le malouf (musique traditionnelle constantinoise, ndlr) et soutienne beaucoup moins les initiatives du métal local. Mais on espère néanmoins profiter de cette manne culturelle pour développer des projets de festivals de métal», espère Djallel. «Ces problèmes existaient moins à la fin des années 1990, début 2000, quand les groupes proliféraient et que maisons de jeunes mieux dotées s'activaient pour dynamiser le secteur de la culture. Comment, avec les problèmes actuels, les groupes discriminés peuvent se maintenir si, à la base, ils ne peuvent même pas répéter», s'interroge Salem Chemlal, 31 ans, guitariste du groupe de rock vintage bônois Blue Trip, en précisant que le problème ne concerne pas seulement le metal. Pour dé-jalonner le terrain de la scène, les éléments les mieux organisés de la communauté créent des plateformes événementielles et capitalisent, comme les autres, sur des relais d'entraide communautaire pour fédérer une scène métal qui draine à chaque événement majeur un flux national de passionnés. En 2010, un fan de métal, Dragan, a fondé le Ex-Fest, une organisation évènementielle indépendante à but non lucratif. Aujourd'hui, le Ex-Fest réuni un collectif de cinq métalleux qui organisent chaque année des festivals et des concerts. «Le Ex-Fest Algeria a vu le jour pour remettre le metal algérien sur les rails après un long déclin. On a totalisé en trois ans plusieurs dizaines de concerts. Aujourd'hui, Ex-Fest Algeria est une structure hiérarchisée et segmentée avec un pôle événementiel, une radio web (la seule du pays, ndlr) et un webzine», explique Dragan. Avec un press-book peu rempli et une structure limitée, le Ex-Fest n'a pas pu avoir, dès le départ, le soutien du ministère de la Culture et a fini par puiser dans ses propres poches pour financer ses activités. Bricoleurs «Pour avoir un accès moins onéreux aux salles de spectacle, on rémunère les propriétaires avec un pourcentage de la billetterie. Pour la sonorisation, très coûteuse, on a fait appel à deux reprises au mécénat d'Algerian Events (une société de spectacle cofondée par Redouane Aouameur, ndlr)», explique Ramzy, egalement membre du Ex-Fest, qui nourrit l'envie d'organiser à travers une tête d'affiche mainstream (commerciale) un festival généraliste incluant des dates pour les groupes de metal afin d'avoir une meilleure exposition médiatique. «Il faut une vitrine événementielle structurée à travers une agence par exemple, pour convaincre les sponsors de s'engager. Les groupes de la communauté metal doivent également plus s'inscrire dans la continuité pour faire avancer la scène locale, la professionnaliser et la promouvoir à l'échelle nationale et internationale», nuance un autre membre du Ex-Fest. «Chez nos voisins africains, il y a des scènes et des studios professionnels. Nous, nous avons des bricoleurs ! Je connais à Batna un ingé-son qui a une formation de jardinier !», dégaine un métalleux batnéen, provoquant l'hilarité générale d'une tablée de métalleux réunis dans un café de Batna. Epicentre culturel chawi, connue pour son conservatisme, la petite ville de Batna est aussi un creuset d'artistes où une jeunesse prolifique de métalleux doit toujours, au même titre que la jeunesse débrouillarde et fougueuse de Cœur de métal (récit autobiographie d'une métalleuse algérienne des années 1990 du nom de Micha, ndlr) se contenter des moyens du système D, mais a troqué les anciennes tablatures et les cassettes contre une carte son et un PC. Demi-diables En mai 2011, les head-bang et les wall of death (mouvements de danse du public métal, ndlr) d'un concert de death métal du groupe batnéen dissous Asama et du groupe bônois Swan ont secoué la maison de la culture de Batna et provoqué un tollé de rumeurs qui ont alerté la police locale. Résultat : le responsable de l'association culturelle, qui avait organisé le concert, s'est retrouvé au poste de police pour un interrogatoire de plusieurs heures mêlant «des accusations d'athéisme, voire de satanisme». «Même les salafistes s'en sont mêlés, ajoute Moncef Drif, vocaliste du groupe Asama. Un groupe de religieux s'est mis à moraliser l'un des membres d'Asama parce qu'il vendait des T-shirts métal dans son magasin de vêtements, alors que le mouvement wai-wai, le head-bang du raï, n'est pas non plus en odeur de sainteté», ironise-t-il, alors qu'il passe en voiture devant des femmes en haïk, marchant au rythme contrasté des éructations d'un «grunt» (une des voix gutturales du métal, ndlr) venant du lecteur CD. Pendant la décennie 1990, les heures noires du pays et années dorées du métal, les tenants d'un islamisme radical, ouvertement hostile à tout art musical, n'ont pas pour autant empêché le metal de s'émanciper. Aujourd'hui, quelques groupes algériens «ont, à des fins expressives et artistiques, un penchant particulier pour les imageries occultes sans pour autant verser dans le satanisme», explique un vocaliste. Head-bang «J'ai moi-même été, en février 2008, le sujet d'un prêche du vendredi dans une mosquée de Bouzaréah, réagit Ramzy. L'imam de la mosquée avait affirmé que lors d'un concert un public, des adorateurs de Satan s'étaient prosternés sous l'effet de l'aura d'un musicien de talent — moi — alors qu'eux faisaient tout simplement des head-bang. Il a dû, en cherchant ‘black metal' sur internet, tomber sur les rugissements névrosés et anti-chrétiens du métal norvégien qui n'a rien à voir avec le métal algérien. Cependant, les événements de ce genre restent anecdotiques à Alger.» Pour expliquer cette levée de boucliers conservateurs, certains sociologues interrogés évoquent une Algérie à «deux consciences inversées» avec d'un côté une branche de jeunes individualistes, portés sur des technologies d'ouverture et, de l'autre, les parangons administratifs et religieux de la pensée traditionaliste qui retrouvent dans son sillage un refuge identitaire. Ammar Kessab, ancien métalleux et expert en politiques culturelles, table plutôt sur la montée progressive de la morale conservatrice au sein des institutions de la culture qui, selon lui, transparaît notamment à travers les politiques culturelles de ces dernieres années : «La politique culturelle en Algérie a depuis 1962 souffert de la mainmise de l'Etat. Toute initiative musicale indépendante a été et est toujours considérée comme un danger qui peut éveiller les consciences d'une jeunesse algérienne regroupée, représentant une menace potentielle contre l'ordre établi. C'était le cas par exemple pour la musique raï dans les années 1980, quand les concerts, qui drainaient des milliers de jeunes, étaient une vraie phobie pour les responsables des salles et des complexes culturels.» Horma «Le métal algérien, un style encore incompris et peu connu, a bénéficié à ses débuts de la situation du chaos de la décennie noire. Occupées par la lutte contre le terrorisme, les autorités laissaient faire. Ainsi, entre 1996 et 2005, le metal a connu sa période de gloire. Mais une fois que le régime a repris des forces, la fermeture été brutale pour les adeptes de ce genre musical, surtout ces dernières années», ajoute Ammar Kessab. Témoin privilégié de l'évolution du metal depuis sa genèse, Redouane Aouameur insiste sur la nuance : «Les organismes étatiques —ministères de la Culture et des Collectivités locales —ont soutenu financièrement une quinzaine d'événements entre 1995 et 2004. Si actuellement la programmation bat de l'aile, les groupes devront toujours bouger, démarcher les opérateurs et arracher des victoires. De toute façon, la majorité des établissements culturels sont étatiques, c'est donc l'Etat qui détient la culture. Cependant, les opérateurs des salles privées, beaucoup plus méfiants, ne sont pas plus accueillants pour autant. Les clichés qui ternissent le metal auront toujours la dent dure.» Donc, pour avoir le parfait concert «horma» (respectueux, ndlr) et rendre de nouveau le metal «fréquentable», les organisateurs du Ex-Fest ont renforcé leur dispositif sécuritaire, multipliant les contrôles à l'entrée : «On fouille les petits malins qui cachent des objets contondants, bracelets à pics inclus, ou qui mélangent de l'alcool à de la boisson gazeuse. Les filles voilées ou vêtues de T-shirt Metallica sont également fouillées par les femmes de la sécurité. On gère les petites crapules prépubères qui dessinent des pentagrammes dans les fosses et on interdit les flirts, afin que les mauvaises langues évitent d'ajouter à l'image diabolisée du metal celle d'une orgie babylonienne», détaille, avec un sourire en biais, Nour El Islem Aidi, 27 ans, membre du Ex-Fest et musicien de session et de metal. Et de préciser : «On est pas du genre à vouloir se mêler de la vie privée des gens, mais ce n'est que sous cette formule restrictive qu'on pourra avoir une scène metal tolérée, avec les familles en haut et les flics en bas.»