Pierre Corneille aurait été le nègre de Jean-Baptiste Poquelin Molière. Le père de la comédie française n'aurait pas écrit ses pièces. C'est le constat établi par le chercheur et universitaire algérien Abdelkrim Ghribi dans une étude d'une cinquantaine de pages présentée lors d'une conférence au 10e Festival national du théâtre comique de Médéa à la faveur d'une rencontre sur la présence de l'œuvre de Molière dans le théâtre arabe moderne et contemporain. Le doute a commencé, selon lui, avec le poète et critique Nicolas Boileau (1636-1711) qui avait vécu à la même période que Molière (1622-1673). «Boileau connaissait parfaitement l'œuvre littéraire de Corneille. Il avait critiqué les textes de Molière», a-t-il relevé. Dans Art poétique, Boileau écrivait, une année après la mort de Molière : «Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe, je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.» Boileau n'avait pas apprécié la comédie Les fourberies de Scapin, présentée en 1671, et qui fut un échec auprès du public lors des premières représentations. Le Misanthrope (L'Atrabilaire amoureux), jouée en 1666, fut également boudée par le public. Molière y critiquait les mœurs de la cour royale. Antoine Baudeau de Somaize avait, de son côté, accusé Molière, qui était son contemporain, d'avoir plagié les œuvres du romancier et poète Michel de Pure, connu par ses écrits sur la danse et sur la critique de «la culture de l'apparence». D'après Antoine Baudeau, Michel de Pure était le véritable auteur de la pièce Les précieuses ridicules dans laquelle Molière critiquait le comportement social des femmes qui voulaient apparaître sous de beaux habits en revendiquant un certain rejet de la domination des hommes. Cette pièce fut interprétée pour la première fois en 1659, la même année de la publication par Michel de Pure de sa pièce La déroute des précieuses. Antoine Baudeau avait également accusé Molière d'avoir plagié des auteurs de comédie italienne lui donnant le surnom de Mascarille du nom du personnage intrigant et fourbe, présent dans cette comédie avant d'apparaître sur la scène du théâtre parisien du XVIIe siècle. Les doutes de Pierre Louÿs Abdelkrim Ghribi cite également Pierre Louÿs qui avait publié plusieurs textes dans la revue Le Temps. «Pierre Louÿs qui avait au moins 20 000 livres sur le théâtre et la littérature chez lui, avait entamé une recherche qui a duré quatorze ans et avait découvert que les textes joués par Molière contenaient des niveaux contradictoires. Il y avait un décalage dans le discours et dans le style. Pour lui, il était impossible qu'un homme de théâtre de grande valeur puisse avoir cette différence de qualité d'écriture. Sur scène, cette différence n'était pas apparente», a-t-il relevé. La Comédie française avait déposé plainte contre Pierre Louÿs. «L'avocat de l'institution, après avoir lu et analysé les écrits de Pierre Louÿs, avait estimé que la Comédie française risquait de perdre l'affaire devant le tribunal. Résultat : Pierre Louÿs n'a jamais été jugé à ce jour ! La question est : pourquoi ? On ne doute pas de Molière, mais nous nous posons des questions, tentons de mettre les choses à leur place», a souligné l'universitaire. En 1919, Pierre Louÿs relançait la polémique sur l'œuvre de l'auteur de L'avare avec la publication d'un article sous le titre : «Molière est chef-d'œuvre de Corneille». Pour Pierre Louÿs, Corneille était le véritable auteur de la pièce Amphitryon de Molière, montée sur scène en 1668. Dans la revue L'Intermédiaire des chercheurs et des curieux puis dans Le Temps, il avait écrit un article qui allait mettre le feu aux poudres. «Ce n'est pas le style de Corneille, c'est la signature de Molière qui a besoin de preuves. Amphitryon est de Corneille. Qu'ils seraient heureux les Moliéristes, s'ils possédaient dix lignes de Molière sur le sujet d'Amphitryon, à la date de 1650 ! Ce serait pour eux la preuve irréfutable. On a bien dix lignes de Molière datées de 1650, mais ce ne sont que deux reçus, et chacun d'eux prouve qu'à 28 ans, Molière ignorait encore comment s'accordent les participes passés», avait écrit Pierre Louÿs. Critiqué et attaqué de toutes parts, il devait répliquer en novembre 1919 par une série d'articles dans le journal Comoedia analysant notamment la pièce Tartuffe en relevant une grande différence entre l'écriture de Molière et celle de Corneille. «Le texte original était de Corneille ; Molière l'a déformé et mutilé en y ajoutant des ‘béquets' (…) Le moindre écolier sait que Corneille a effectivement collaboré avec Molière pour Psyché, pièce que ce dernier signa seul», avait-il soutenu. La pièce Psyché avait été jouée en 1671. «Il a été relevé que Molière avait écrit cette pièce en quinze jours. Tous les spécialistes de l'écriture dramatique sont d'accord pour dire que cela est impossible. A l'époque, l'éditeur, qui avait publié le texte de la pièce, avait précisé dans l'introduction que l'auteur était Corneille. Dans les archives que j'ai consultées, j'ai constaté que Molière ne signait pas avec ce nom mais avec celui de Poquelin», a souligné Abdelkrim Ghribi «Protégé par le roi» Selon lui, les droits d'auteur n'existaient pas à l'époque de Molière. «Chaque personne qui pouvait posséder un texte se proclamait propriétaire du document. Prêter sa plume était une pratique courante à l'époque. Donc, il n'y a pas de hasard», a-t-il noté. Il a rappelé que Molière, qui travaillait chez son père, le tapissier du roi, avait vécu deux époques. «Dans la premières, ses pièces étaient ordinaires presque banales. Dans la deuxième époque (à partir de 1658), Molière avait fait le voyage vers Rouen pour habiter à 400 mètres de Corneille et y rester pendant 200 jours. Molière préparait le projet de prendre la direction de la troupe. Il avait appris le sens des affaires de son père. De retour à Paris, les pièces de Molière étaient devenues de meilleure qualité dans le contenu, la construction poétique et dans les thématiques. La philosophie avait changé. Les chercheurs n'ont pas trouvé de justification valable à la longue présence de Molière à Rouen à part les rencontres avec Corneille», a-t-il noté. «Tous les chercheurs ont essayé de retrouver des manuscrits de Molière. Rien n'a été trouvé jusqu'à ce jour. Une lettre écrite de la main de Molière vaut de l'or si on venait à la découvrir. Mais, ce n'est pas encore le cas. Or, un homme de la trempe de Molière échangeait des correspondances, des lettres, des écrits. Il était comédien et chef de troupe. Donc, il devait laisser des traces écrites», a-t-il appuyé. L'universitaire algérien a rappelé que Corneille écrivait des tragédies, faisait partie de l'Académie française et de l'élite. «L'élite était sous l'emprise du cardinal de Richelieu, ministre conseiller du roi Louis XIII qui avait la main haute sur l'Etat avec l'aide de la reine. Il avait le pouvoir ecclésiastique et moral. Le jeune roi, qui avait donné un espace à Molière et sa troupe à l'intérieur du palais, adorait ses pièces. Elles lui apprenaient le sens de la vie. Le roi demandait toujours de nouvelles pièces, il était exigeant. Molière prenait alors la tête de la troupe royale. Avec Richelieu en gardien du temple, rien ne pouvait être divulgué. Molière était protégé par le roi. Et, le Cardinal, qui était intransigeant, brûlait vifs les opposants de la royauté sur la place publique. Corneille avait la gloire littéraire alors que Molière était l'amuseur du roi», a souligné Abdelkrim Ghribi. La main de richelieu D'après lui, Corneille s'était établi à Paris à la recherche de l'argent. «Il n'avait plus besoin de gloire. A l'époque, les tragédies n'étaient pas populaires. Corneille travaillait alors avec Molière parce qu'il avait une famille à nourrir. Molière finançait sa troupe par la vente des tapis et par le soutien du roi. Corneille connaissait la noblesse, le milieu de l'Académie française et était au courant de tout. Molière était éloigné de ces cercles, comment pouvait-il écrire des pièces traitant de sujets liés à ces milieux ? Corneille avait en fait utilisé Molière pour critiquer les mœurs du palais royal à travers ses pièces. A mon avis, Molière n'était pas un réformateur social, il ne faisait que reprendre les idées des autres, pourquoi pas celles du cardinal de Richelieu lui-même. Richelieu était en conflit avec d'autres groupes au sein du palais. Le théâtre était un moyen de faire passer des messages», a souligné Abdelkrim Ghribi qui a évoqué le chercheur français Dominique Labbé, auteur d'un logiciel comparant les comédies de Molière avec les tragédies de Corneille (Algorithme définissant la distance intertextuelle entre deux textes appliqué en 2001). «C'est un travail de vingt ans. Dominique Labbé a trouvé des interférences sur le plan de la structure grammaticales, de la rime, de la sémantique. Il a établi que 99,97% des textes étaient identiques. On ne peut pas dire que Molière n'avait rien. En dramaturge de scène, il élaborait la conception et la structure globales. Il avait le génie de retravailler le texte en ajoutant des mots. Des mots qui plus tard révélaient sa faiblesse. Il aurait dû ne pas toucher aux textes pour ne pas se dévoiler. Corneille acceptait de jouer le jeu pour faire parvenir ses idées», a estimé l'universitaire algérien. Abdelkrim Ghribi, qui est enseignant à la faculté des arts de l'université de Mostaganem, vient d'écrire une pièce El Hob Al mafkoud (L'amour perdu) mise en scène par Ahmed Benaïssa pour le compte du Théâtre national Mahieddine Bachtarzi d'Alger. La générale de la pièce, produite à la faveur de la manifestation «Constantine, capitale de la culture arabe 2015», a été présentée hier soir au Théâtre régional de Constantine.