La dérive au profit des forces de l'argent est frappante, au point de banaliser même l'amnistie fiscale.Cette mesure, annoncée en plein été, aggrave la prédation et le parasitisme qui ont explosé ces dernières années. Nous en payons déjà les dégâts, mais les conséquences de la «taxation forfaitaire libératoire» et ses implications sur les générations futures seront bien plus douloureuses. La rapacité, la mise à sac, la collusion des intérêts, l'enrichissement illégal et sans précédent sont à son image, une expression de la dégradation de la conscience encouragée par les orientations aussi bien politiques qu'économiques du pouvoir. Plus que jamais, les affaires éclaboussent l'Etat d'une part à cause de son incapacité d'en venir à bout, comme en atteste sa reddition devant l'idée d'amnistie fiscale pourtant rejetée durant l'ajustement structurel, d'autre part, en raison du fait qu'il est gravement affecté, lui-même, comme Etat, à son plus haut niveau. La presse internationale fait d'ailleurs état des fortunes amassées par des personnalités civiles et militaires récemment installées en Europe et l'entourage du Président est régulièrement accusé de participer au pillage du pays. La corruption est ainsi devenue partie intégrante de la morale dominante dans l'Etat et l'amnistie fiscale est venue dire que c'est, en quelque sorte, normal. Comment alors prétendre renouer avec la valeur travail et culpabiliser les Algériens présentés par des responsables de l'Etat comme de fieffés fainéants, si ce n'est pour tenter de les mettre sur la défensive et faire passer une mesure choquante sur tous les plans ? Si l'amnistie fiscale doit être considérée sous l'angle de la morale, il faut la voir, d'abord, sous l'angle économique. La fraude et la corruption soustraient des ressources dont l'économie a besoin pour sa reproduction et l'accumulation et privent la société d'une meilleure répartition du revenu national qui pourrait être, elle-même, facteur d'accumulation nationale. Ahmed Ouyahia qui recommande «une lutte implacable contre la bureaucratie, la corruption et la compétition inégale de l'argent sale» ne considère pas l'amnistie fiscale comme faisant partie des 10% de différence qu'il a avec Sellal. Il diverge cependant avec les économistes qui estiment que l'amnistie fiscale est plutôt une mesure qui déséquilibre la compétition économique au détriment de ceux qui se sont acquittés de leurs obligations fiscales. En vérité, la mesure accompagne une forme de néolibéralisme particulier. Ici, il favorise tel opérateur, là, il s'empare de tel secteur, là encore il repose sur la mise en faillite de telle entreprise publique. Il est très difficile de résister à tous ces mécanismes spécifiques sans faire appel à un principe universel d'économie politique : le rôle du politique dans l'accélération de l'accumulation primitive. L'amnistie fiscale permet au final la confiscation du produit du pillage, justifie la maximalisation du profit à tout prix, la dégradation de l'environnement, des conditions de travail et de vie. Le pouvoir pense ainsi ouvrir en grand la porte à une nouvelle période historique : la reproduction élargie du capital. C'est l'appétit insatiable du capital le plus retardataire qu'il ouvre. D'ailleurs, certains dénoncent déjà une aggravation de la pression fiscale et demandent de nouveaux cadeaux fiscaux. Face à la situation, la classe politique paraît inhibée. En réalité, elle est affectée par sa proximité avec les intérêts qui bénéficient de l'amnistie fiscale. Elle apparaît, une fois de plus, comme prête à entériner toutes les dérives du pouvoir, comme hier lors de l'amnistie des terroristes islamistes. Elle exprime ainsi son état de délabrement politique, intellectuel et moral en agitant des arguments douteux, au gré de ses pulsions néolibérales et de ses accointances avec la rente. Au sein des partis et chez les commentateurs, on a donc renoncé à penser et à élaborer des réponses aux questions posées par la chute du prix du baril de pétrole, et on s'est laissé aspirer par une sorte de logique d'appareil qui enjoint de poser la question du pouvoir avant-même celle de la nature de l'étape historique que traverse le pays et des tâches qu'elle met à l'ordre du jour. Du coup, la classe politique n'éprouve même plus le besoin de critiquer l'amnistie fiscale ! Il ne s'agit pas, cependant, de discuter de la «taxation forfaitaire libératoire» comme si elle pouvait constituer un élément séparé des autres et qui concernerait seulement les experts. C'est, évidemment, la logique du pouvoir qui laisse le ministre des Finances assumer politiquement une mesure réduite à «une bancarisation de l'argent de l'activité informelle». Mais, au final, nous nous retrouvons devant le paradoxe d'une classe politique qui met, en permanence, le plus haut sommet de l'Etat en accusation, mais fait comme si l'amnistie fiscale ne relevait pas de sa décision, alors même qu'Abderrahmane Benkhalfa annonce que ce n'est pas une «opération ponctuelle mais une démarche qui s'inscrit dans la durée». Les conditions dans lesquelles a été initiée «la mise en conformité fiscale» interpellent. Il faut donc déterminer si elle favorise l'accumulation, mais aussi voir dans quel cadre elle s'inscrit, quel sens elle revêt dans une approche globale et comment ce cadre général ainsi que l'amnistie fiscale ont été élaborés. Ce n'est pas seulement la mesure qu'il faut questionner, mais surtout le processus et comment les réponses sont déterminées. Et ce cadre général, c'est celui d'une variante du despotisme basé sur une forme de national-libéralisme qui usurperait le label «patriotisme économique». Il cherche ainsi à dépasser le néolibéralisme adossé à la rente sans jamais vouloir rompre avec lui. C'est pourquoi le pouvoir ne fait que recycler le répertoire de la pensée néolibérale. Il suffit d'ailleurs de reprendre les 50 propositions du FCE et on retrouvera l'origine de cette amnistie fiscale dont les prémisses étaient rapportées, dès 2009, par le porte-parole de l'UGCAA pour qui «les impôts sont derrière la prolifération des marchés informels». Si on conforte la pensée néolibérale, si pendant des années on accorde aux forces de l'argent une reconnaissance, une légitimité, c'est aussi aux forces de l'argent sale que cela finit par bénéficier. Mais pourquoi ? Benkhalfa a fini par reconnaître la nature politique et idéologique de la mesure, puisque pour lui l'Algérie «n'est pas en position de mal aisance financière, et ne compte pas sur la taxe de 7% pour avoir des ressources mais veut juste impliquer le milieu des affaires dans le développement». En prononçant une levée des sanctions contre la fraude fiscale, le pouvoir s'engage totalement dans un projet qui est celui des forces de l'argent. Malgré la polémique entre MM. Bouchouareb et Rebrab, cette dernière période est donc plus significative de l'unité de stratégie de toutes les forces de l'argent et de leurs accointances avec le pouvoir, à son niveau le plus élevé. On voit d'ailleurs comment même l'islamisme, vient à la rescousse de ce dernier, avec des provocations qui font diversion par rapport à l'amnistie fiscale et comment un égorgeur sanguinaire annonce qu'il va constituer un nouveau parti des assassins sans qu'il ne soit entendu par la justice alors qu'il contrevient aux dispositions de la loi sur la concorde civile, dont il met en évidence le véritable ressort : permettre une alliance avec le pouvoir. Il apporte ainsi sa contribution à la logique «inclusive» portée par Bouteflika, qui rejette « es extrémismes» et tente de se rallier tous les opportunistes. Cette manière de procéder à l'amnistie ne diffère en rien, sur le fond, des approches précédentes. En dépit des professions de foi et d'une forme de discours mystificateur et trompeur sur le patriotisme économique qui veut tenir à la fois du nationalisme, de la démocratie mais sans rompre avec l'islamisme, l'Algérie reste dans la même logique de compromis, cette fois avec les forces de l'argent pour assurer la domination du système. Au fur et à mesure que le discours néolibéral prospérait, au nom de la dénonciation de la rente, les patriotes et démocrates, au lieu de s'y opposer, ont malheureusement participé à la dérive en relayant consciemment ou inconsciemment les propos du pouvoir. Nous en sommes au point où il faut se demander : les forces de l'argent sale vont-elles réussir là où l'islamisme a échoué, détruire l'Etat de l'intérieur, en commençant par détruire le sens de l'Etat ? Bien sûr la régression du sens de l'Etat a commencé avant l'amnistie fiscale, mais c'est cette régression qui a permis l'amnistie fiscale. Elle est le produit et le témoin de cette régression. Elle l'intensifie en la plaçant sur un terrain devenu stratégique, le terrain socioéconomique, sur lequel se déroulent de nouvelles décantations politico-idéologiques. Le pouvoir jouait jusque-là la préservation du système, il favorise aujourd'hui la dissolution du système au profit des forces de l'argent, y compris par la promotion des forces de l'argent sale. Il aggrave la crise économique objective en élevant le compromis avec les forces de l'argent du statut de compromis tactique au statut de compromis stratégique, englobant y compris les forces de l'argent sale. Pour ce faire, le pouvoir veut même faire croire qu'il n'y a pas d'alternative, que les seules alternatives à l'amnistie fiscale c'est l'austérité, le recours à l'endettement extérieur ou les ponctions sur salaire. Et pour finir de nous effrayer, un inspecteur de la Banque d'Algérie précise que «si on laisse ces milliards circuler encore dans l'informel, des réseaux terroristes peuvent les récupérer et il vaut mieux donc laisser les barons les blanchir que de les laisser à la portée des personnes malintentionnées»… sans penser, un instant, que cela pourrait être l'argent du terrorisme islamiste qui serait blanchi grâce à cette mesure. Accepter l'amnistie fiscale c'est finalement accepter l'arbitraire du pouvoir. Les suites politiques de la mesure le confirment. Le départ du général-major Mohamed Médiène sur fond de «taxation forfaitaire libératoire» peut ainsi être mis formellement en parallèle avec le départ du président Zeroual sur fond de trêve avec l'AIS… On sait à quel compromis stratégique avec l'islamisme cela avait ouvert la voie. L'agitation fébrile en surface ne réussit donc pas à masquer une continuité de fond qui devient angoissante et démobilise les forces vives dans la société. Les mises au point de la Présidence qui se veut rassurante n'y changeront rien. L'instabilité et l'opacité sont devenues des marques permanentes des rapports au niveau des institutions et des appareils. En même temps, il paraît y avoir un tel déséquilibre du rapport des forces entre les deux projets de société qui s'affrontent, que la rupture avec le despotisme néolibéral adossé à la rente, semble apparaître comme de moins en moins possible et réaliste alors que toutes les conditions objectives sont pourtant réunies. Cette illusion conforte le système qui œuvre lui-même à conforter cette illusion en s'assurant que les conditions subjectives de la rupture ne soient pas réunies, en réprimant toute force qui poserait une alternative ou en tentant de l'engranger. C'est tout le projet de normalisation porté par Bouteflika. De ce point de vue, l'amnistie fiscale semble avoir été conçue comme un nouveau dispositif pour désamorcer l'aspiration au changement radical. Une période semble ainsi se terminer qui a couvert à la fois l'affrontement avec l'islamisme et la réconciliation. L'Algérie entame maintenant, de manière très contestable, ses premiers pas officiels dans l'ère post-islamiste. La lutte prendra, elle aussi, un nouveau tour. Alger, le 9 octobre 2015