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Historique consécration
Publié dans El Watan le 02 - 01 - 2016

Ils sont des dizaines de milliers à se diriger vers Tissirth n' Cheikh (le moulin du saint) pour attendre la dépouille de Hocine Aït Ahmed que personne ne présente plus. Les parkings prévus pour recevoir les bus et les véhicules personnels sont déjà pleins à craquer. La plupart sont arrivés dans la nuit, pour, évidemment, ne pas être pris au dépourvu et rater l'événement du siècle. Quand le jour se lève enfin, il donne à voir une véritable marée humaine qui a déjà pris possession des plateformes prévues pour la foule, les invités d'honneur et la dépouille mortuaire. Comme un long fleuve tranquille, la foule continue d'affluer durant toute cette journée de Nouvel An et de nouvelle ère.
Le flux est continu, y compris lorsque les trois portes menant vers Takka Ath Yahia sont bloquées par l'afflux des visiteurs. Arrivée des quatre coins d'Algérie et de Kabylie, cette foule bigarrée, armée de drapeaux, de posters et de slogans est canalisée derrière des barrières métalliques par un service d'ordre qui veille au grain tant bien que mal. Pour rentrer dans la zone des tentes et des chapiteaux, où doit être exposée la dépouille du défunt, il faut montrer patte blanche : un badge ou un visage connu.
Une foule tendue
C'est la partie réservée aux invités de marque, aux personnalités politiques, aux cadres du parti et à la presse présente en très grand nombre. Comme à leurs habitudes, les journalistes se ruent sur les VIP pour leur arracher des déclarations ou impressions. Ils sont concurrencés par une armée de citoyens munis de portables qui filment tout ce qui bouge.
Vers 9h, la foule massée derrière les premières barrières métalliques s'échauffe tout à coup et donne de la voix. Les slogans fusent : «Pouvoir berra !», «Pouvoir assassin !», «Non aux harka !» La cause de ce courroux qui fait fuser des slogans rageurs et lever des poings vengeurs est la présence d'un ancien Premier ministre versé aujourd'hui dans l'opposition. Les organisateurs, qui redoutent un dérapage, tentent de rattraper le coup et c'est le premier secrétaire fédéral de Tizi Ouzou qui est allé au charbon. Au micro, il exhorte la foule à garder son calme et à rester digne. «Assagui matchi d'ass lehssav» (l'heure n'est pas aux règlements de comptes, dit-il.
Ajoutant au passage : «Mes frères, respectez le vœu de Si L'Hocine, que l'enterrement se déroule dans la dignité.» L'arrivée du très controversé président de la JSK, l'inamovible Mohand Cherif Hannachi, a failli allumer un autre brasier, vite éteint par l'intéressé qui bat en retraite. Assailli par les journalistes, il fera tôt de s'éclipser. Mokrane Aït Larbi, lui, est chaleureusement applaudi et salué. L'ancien militant de la démocratie et des droits de l'homme se sent comme un poisson dans l'eau, heureux de voir ce magnifique hommage que le peuple rend à celui qu'il reconnaît comme l'un des siens. «Ces milliers de gens qui sont là parlent pour lui.
Depuis toujours, Hocine Aït Ahmed a milité pour que le peuple soit souverain et que la dernière parole lui revienne. Le pouvoir en a voulu autrement, mais une chose est certaine, mort ou vivant, Dda L'Hocine a toujours gêné le pouvoir. ‘Yedder dhargaz, yemmuth dhargaz'» (Il a vécu en homme et il est mort en homme), résume Mokrane Aït Larbi. «Tout comme Nelson Mandela et beaucoup de grands hommes, il est revenu pour être enterré en son village», ajoute ce ténor du barreau qui a échappé de peu à un destin politique exceptionnel.
Pendant ce temps, la foule arrive sans discontinuer. Elle déborde largement des lieux prévus pour la contenir. A 11h15, l'un des responsables du parti annonce au micro l'arrivée imminente de la dépouille de Si L'Hocine. Un frisson parcourt la foule exceptionnellement dense et tendue. De mémoire de Kabyle, jamais une telle affluence à un enterrement n'a été vue ou vécue. Cela dépasse de loin les funérailles de Dda L'Mouloud Mammeri ou Matoub Lounès qui étaient jusque-là des références en la matière.
Assailli par des centaines de visiteurs massés le long de la route, le cortège funèbre, avec à sa tête l'ambulance transportant la dépouille du vieux leader, a toutes les peines du monde pour avancer. Le speaker supplie longuement et vainement qu'on lui cède le passage. Lorsque enfin le cercueil est extrait de l'ambulance pour être porté à bout de bras et franchir les derniers mètres qui le séparent du chapiteau, où il doit être exposé, une grande émotion s'empare de la foule. Les larmes coulent sur beaucoup de visages.
Les slogans chantés à gorge déployée et les youyous des femmes s'élèvent dans le ciel et créent une atmosphère quasi mystique. «Mes frères, aujourd'hui, l'Algérie se libère pour la deuxième fois !», lance une voix au micro. A partir de cet instant, les funérailles vont rentrer dans une autre dimension. La plupart des barrières cèdent sous la pression de la foule. Des milliers de personnes s'engouffrent à travers les brèches ouvertes dans le dispositif de sécurité. Le service d'ordre s'effondre comme un château de cartes et plus personne ne sera en mesure de peser sur le cours des événements.
Affluence inédite
Ni les membres de la famille, ni les cadres du FFS, ni aucune autre autorité ne peuvent grand-chose. Devenu presque aphone à force de crier dans le micro, le secrétaire fédéral du FFS s'époumone à demander du calme, de la discipline, de la retenue, mais peine perdue. La foule a décidé de s'approprier cet homme dont on l'a longtemps frustré, ce symbole qui a porté ses luttes et ses espérances. Le peuple s'est saisi de son Si L'Hocine qu'il porte à bout de bras, qu'il ne veut pas lâcher. Comme un miracle tombé du ciel, on finit par organiser une petite minute de silence plus ou moins respectée au milieu d'un indescriptible tumulte.
Tout de suite après, on tente de conduire la prière du vendredi. Harcelés par des meutes de paparazzis armés de téléphones portables, étouffés sous les flashs de photographes, la femme et les enfants de Hocine Aït Ahmed battent péniblement en retraite vers des lieux plus cléments, sans doute la maison familiale. Il était pourtant prévisible que toutes les prévisions allaient être dépassées en matière d'affluence, les capacités d'accueil étant très limitées du fait du relief géographique. On appelle à l'accomplissement de la Prière du mort, mais le cercueil a déjà quitté les lieux.
Aucune oraison funèbre n'a pu être prononcée. Tandis que sur la plateforme les uns et les autres prient, la dépouille de Si l'Hocine est emmenée dans une ambulance vers sa dernière demeure. Péniblement. Des milliers de personnes suivent le cortège, alors que l'inhumation devait être un moment d'intimité strictement réservée au cercle familial. Des jeunes s'accrochent désespérément à l'ambulance. Le peuple s'est littéralement emparé du corps d'Aït Ahmed et ne veut plus le lâcher.
Des slogans berbères sont hurlés à gorge déployée. Tout à coup, comme une digue trop longtemps contenue et qui a fini par céder, des fleuves humains coulent sans retenue en direction du village Ath Ahmed, la dernière demeure. Saïd Khellil, ancienne figure de proue du combat identitaire et du FFS, est visiblement ému. Il tente à son rythme de suivre la longue procession en échangeant ses impressions avec de vieux camarades comme Ramdane Achab. Avec un homme au destin si exceptionnel, on ne finit jamais de prendre des leçons.
Dans la vie comme dans la mort. C'est un véritable raz-de-marée humain qui déferle sur Ath Ahmed. Des bruits courent que le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, a été contraint de rebrousser chemin, sa voiture ayant été caillassée et sa présence huée. Il faut vraiment n'avoir rien compris à son peuple pour oser une telle aventure en territoire notoirement hostile. Quand on est aussi notoirement impopulaire.
Les nouvelles disent aussi que des milliers de personnes sont restées bloquées aux trois portes installées sur les routes menant vers Takka Ath Yahia. En attendant, des milliers de personnes dévalent la descente menant vers Ath Ahmed. Elles coupent, à leurs risques et périls, à travers champs et maquis, au milieu des ronces et des précipices. Bien avant d'arriver au mausolée de Cheikh Mohand Ou L'Hocine où a lieu l'enterrement proprement dit, on entend d'abord la clameur de la foule avant de la voir.
Au sommet d'une colline qui surplombe le site, le spectacle qui s'offre aux yeux stupéfait autant qu'il interpelle. Le mausolée et la petite place du village sur lequel il a été bâti sont pleins comme un œuf. Une marée humaine à la limite de l'hystérie a pris en otage l'ambulance qui contient le cercueil. Bousculades gigantesques et cohues indescriptibles. La foule tangue comme un bateau pris dans une houle invisible.
Là encore, un membre de la famille supplie, avec des sanglots dans la voix, qu'on permette enfin à Si L'Hocine d'être enterré dignement. Les slogans s'entrechoquent : profession de foi musulmane et revendications amazighes déchirent les temps. L'emblème national côtoie le drapeau berbère. Tous les conflits identitaires de la nation algérienne se cristallisent autour d'un Dda L'Hocine qui a toujours tenté de les concilier. L'Algérie dans sa belle diversité et ses contradictions mortelles s'est donnée rendez-vous à Ath Ahmed, autour de la dépouille de Hocine Aït Ahmed.
C'est véritablement au forceps que le cercueil du vieux leader nationaliste et révolutionnaire va finir par être extrait de l'ambulance. Tout autour, sur les collines, les toits des maisons, les arbres, les poteaux électriques, la foule a pris possession des lieux et tente de faire corps avec un symbole qu'elle a fait sien. Un passage va finir par être dégagé au milieu de la cohue.
Porté par des pompiers, le cercueil de Si L'Hocine va être mis en terre. Après toute une vie de combat et de luttes acharnées, le vieux révolutionnaire va enfin reposer auprès de sa mère biologique, au sein de cette mère patrie pour laquelle il a tout donné. De mémoire de Kabyle des montagnes, jamais un enterrement n'aura drainé autant de monde. Il est vrai que n'est pas Hocine Aït Ahmed qui veut.


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