Elle assurera pourtant ses fonctions avec diligence et gravira tous les échelons de la diplomatie algérienne jusqu'aux plus hautes responsabilités au sein de l'ONU. Diplomate chevronnée, elle puisera son énergie dans son vécu de l'Algérie coloniale. Brillante oratrice, elle va retenir l'attention des journalistes au procès dit des «Progressistes» ou encore «Chrétiens libéraux», qui défraya la chronique de l'année 1957. Elle en fut l'un des principaux inculpés aux côtés de ses amies et amis français qui avaient franchi le Rubicon pour défendre la cause des Algériens en se rangeant à leurs côtés. L'Echo d'Alger, le journal qui leur était le plus hostile, l'affuble alors du titre de «Public-Relation du FLN». Prémonition ! Mais Chafika avait des prédispositions, forgées dans son enfance et son adolescence, à travers le bénévolat, le scoutisme, l'action sociale au sein d'ONG comme le Service Civil International (SCI), ou encore le Service des Centres Sociaux qui intervenait dans les bidonvilles d'Alger. Ces activités vont lui permettre de nouer des amitiés indéfectibles. Sans compter sa fréquentation des «cours subversifs» d'André Mandouze à la faculté d'Alger qui vont parfaire sa formation politique, et de la mythique «Robertseau», foyer d'hébergement pour les étudiants algériens, dirigé alors par le libéral Robert Malan, ami d'André Mandouze, et d'où Amara Rachid, alors lui-même jeune étudiant, s'affairait à enrôler des étudiants et étudiantes. Chafika n'était pas en reste. Suivons les traces de ce parcours hors pair de femme engagée. Une enfance et une jeunesse au temps colonial Chafika Meslem est née en 1934 à Belcourt dans une famille de condition très modeste, avec la volonté de s'en sortir coûte que coûte même si, en ces temps coloniaux, les possibilités étaient moindres pour les Algériens. Les revenus du père, docker, ne suffisaient pas, il revenait à la maman, Khedouja, couturière et brodeuse, femme à poigne aux goûts raffinés, de pourvoir au reste. Echappant ainsi aux bidonvilles, la famille vivait dans le quartier de Belcourt, dans un immeuble de la rue Villebois Mareuil (rue Fraoucène Boualem) où vivaient aussi des Français de condition modeste. Chafika et ses cinq frères et sœurs vont partager avec les enfants de leurs voisins, l'école, les jeux mais aussi les loisirs : scoutisme, conservatoire municipal et colonie de vacances. Ce qui participa à sa prise de conscience de la condition subalterne de sa société. Déjà, du haut de ses 8 ans, au moment de la Seconde Guerre mondiale, elle affirma devant son institutrice vichyste qui voulait la compter parmi ses camarades juifs, qu'elle n'était pas une étrangère. «Je suis dans mon pays !» lui répondit-elle avec aplomb. Au collège, puis au lycée Pasteur de l'Avenue Pasteur d'Alger-Centre, Chafika va suivre une scolarité studieuse et riche en activités. En 1955, elle décroche avec brio son bac philo qui va la mener à la faculté d'Alger pour préparer son brevet d'arabe. Dans ses années de collégienne et de lycéenne, la jeune Chafika répondait présente à toutes les activités que ses parents lui autorisaient à pratiquer, parfois en leur forçant la main. Inscrite au mouvement scout féminin que présidait Rabia Lacheref, elle voyagea en Métropole, ce que son père finit par approuver non sans difficulté. N'hésitant pas non plus à fréquenter d'autres mouvements comme l'Association de jeunesse Algérienne pour l'action sociale (AJAAS), présidée par Pierre Chaulet, qui organisait des rencontres en dehors d'Alger et des campagnes de bénévolat dans les bidonvilles qui ceinturaient Alger et, en particulier, ceux situés entre Hussein Dey et El Harrach, là où pas moins de 80 000 personnes vivaient entassées dans des conditions inhumaines. Chafika n'hésita pas à se porter volontaire. Rappelons que toutes les initiatives de bonne volonté pour porter une aide dans ces bidonvilles ont été initiées par le Père Scotto qui ouvrit sa paroisse d'Hussein Dey à tous. Son successeur, le père Moreau, avec son vicaire, l'Abbé Barthez, sous le regard bienveillant de Mgr Duval qui acquiesçait malgré la pression des Ultras, apportèrent leur pierre de bonté à cet édifice. Il encouragea Marie Renée Chené, assistante sociale venue de France, à s'installer à Boubsila-Bérardi, en y installant son infirmerie. Les frères de Taizé et les sœurs de Grandchamp firent de même à Oued Ouchaieh. La famille Daclin dite des «beni daclinette», Georges et Juliette avec leur fille Ellen, s'installa à Hussein Dey, ouvrant son appartement de la rue de Tripoli à tous. Chafika, vite adoptée, va circuler entre ces lieux où elle va rencontrer des assistantes sociales, des bénévoles étudiants algériens et français. Des amitiés vont alors naître, avec Nelly Forget, Sœur Renée (voir article El Watan du 14 février 2015), Denise Walbert, Louisette et sa fille Claudine Hélie, Thérèse Palomba, etc., ainsi qu'avec des étudiants algériens, Mohamed Sahnoun, Hamid Charikhi, Mahmoud Messaoudi, Ali Tadjer, etc. Ils étaient les hôtes qu'on aimait recevoir dans la maisonnée des Daclin. Elle n'hésita point à fréquenter d'autres lieux où gravitaient ces assistantes et ces étudiants et étudiantes : le Service des centres sociaux (SCS) que dirigeait Charles Aguesse et le Service civil international (SCI) dirigée par Mohammed Sahnoun. En 1954, lorsque le tremblement de terre frappa la ville d'El Asnam, c'est auprès de Mohamed Sahnoun, originaire de cette ville sinistrée, qu'elle se porta volontaire. Le SCS l'engagea alors. Et pour parfaire sa formation, on l'envoya effectuer un stage en audiovisuel à l'Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud. Là, elle fera la connaissance de Juliette Arieu, militante de la première heure dans les bidonvilles parisiens. Forte de cette nouvelle expérience, Chafika est de retour à Alger. C'est une nouvelle vie qui commence pour elle. La face cachée de Chafika : ses activités clandestines
On est en 1956, la répression envers les Algériens a bel et bien commencé, atteignant son paroxysme en 1957. En janvier, la Bataille d'Alger commence. L'étau se resserre sur les Frères, qu'ils soient communistes ou FLN, intellectuels, commerçants ou marchands ambulants, les frontières idéologiques et religieuses et sociales n'ayant plus lieu d'être. Les Algériens sont tous suspects. C'est auprès des amis français libéraux où «seul l'hébergement continue d'offrir des garanties de sécurité», nous dit Benyoucef Benkhedda, qu'on va trouver refuge. C'est ainsi que le libéral André Gallice, alors adjoint au maire de Jacques Chevallier, hébergea Benkhedda pendant quelques mois. Eliane, dite Ratoune, et Jacques Gautron, organisent dans leur appartement de la rue Horace Vernet, (rue Cdt Mennani Nourredine) des rencontres entre Ben M'hidi, Abane Ramdane et Ouamrane avec Robert Barrat, journaliste à L'Express. Ils accueilleront également Mustapha Bouhired. Pierre Coudre est cet autre chrétien libéral, économe de l'orphelinat du Haut du Mustapha, chez qui Amara Rachid aime à venir avec Abane Ramdane et, parfois, avec Ben M'hidi, pour discuter, planifier et prendre des décisions et bien d'autres initiatives… Chafika est alors, par l'entremise d'Amara Rachid, engagée par les Frères dans diverses activités clandestines. Elle s'active, assure la propagande pour la grève des étudiants du 19 mai 1956, distribue des tracts, les journaux nationalistes Combat et El Moudjahid, récupère des fonds pour les mettre à disposition des familles dont les chefs sont emprisonnés, et trouver des caches pour les compatriotes recherchés. Ici elle va devoir engager dans son combat ses amis et amies français du SCS et du SCI. Nelly Forget fut l'une des premières à accepter sans poser de questions. Dans sa 2CV, combien de fois fut-elle sollicitée sans le savoir pour convoyer des fonds que Chafika devait mettre à l'abri ! Et pour mémoire, elle assura par deux fois le transport d'Amara Rachid, recherché. Une autre amie, Denise Walbert, assistante sociale, loua sous son nom un appartement rue d'Ornans (rue Yousfi Mohamed) à Hussein Dey pour acheter et installer une ronéo avec tout le matériel nécessaire à la frappe et à l'impression des tracts et du journal El Moudjahid. Un vrai «centre de frappe» est organisé, renchérit L'Echo d'Alger pour enfoncer l'accusation à l'endroit de Chafika. Mais c'est pour trouver un refuge à une communiste, membre active du PCA, qu'elle mit particulièrement à contribution ses amis et amies.
Au commencement, la traque de Raymonde Peschard (1927-1957) Raymonde était cette Européenne, la «blonde recherchée», supposée être la poseuse de bombes dans Alger. Elle aurait été la «blonde à la jupe grise et à la 2CV», celle qui remit une bombe à Fernand Iveton, qui devait exploser à la centrale de gaz de l'EGA du Hamma, le 14 février 1956. Elle aurait été également l'auteure de l'attentat du 30 septembre 1956 contre le Milk Bar de la rue d'Isly (rue Larbi Ben M'hidi, place l'Emir Abdelkader). Un mandat d'arrêt daté du 13 février 1957 a été lancé contre cette dangereuse «blonde» identifiée comme étant Raymonde Peschard. Sa photo est alors placardée dans la presse algéroise. Mais dès octobre 1956, Chafika est contactée par le Dr Janine Belkhodja, membre du PCA, pour trouver un refuge à Raymonde, cachée chez Madame Cervetti, une autre membre du PCA qui, suspectée, ne pouvait la garder. C'est l'Abbé Barthez, de la paroisse d'Hussein Dey, qui conseilla à Chafika de se rapprocher de Nelly Forget. Cette dernière alla retrouver Raymonde, voilée à l'algéroise, devant un arrêt de bus. Dans sa 2CV, elle la conduisit à Birmandreiss au couvent des Sœurs Blanches pour une retraite de presque un mois. Sous la pression des journaux qui dévoilèrent la photo de Raymonde, Nelly trouva une autre retraite à Raymonde au couvent des Clarisses à Saint-Eugène. Sous le nom de Madame Louise, Raymonde y séjourna six semaines. A nouveau il fallut la faire évacuer. Chafika, en compagnie de Nelly, la plaça chez Collette Grégoire (connue sous le pseudonyme d'Anna Greki), communiste et membre du PCA, qui logeait dans une belle villa du boulevard Bru (Bd des Martyrs), une location des Frères. Ensuite, elle est emmenée chez H. Fatima à Kouba. De là on va la retrouver à Oran chez sa sœur, institutrice, qui doit la mettre à l'abri grâce à son amie et collègue, L. M., qui l'emmène au quartier Al Hamri chez un certain Brahim, docker. A partir de là, on perd sa trace. Quant à la «blonde recherchée», identifiée comme étant Raymonde Peschard, Jacqueline Guerroudj, dans son ouvrage Des douars et des prisons, affirme que cette «blonde recherchée» n'était autre qu'elle-même. Fernand Iveton, arrêté le 14 novembre 1957, avait donné de fausses indications à ses tortionnaires pour faire diversion. Jacqueline n'était pas blonde et sa voiture était une Dyna-Panhard bleue immatriculée à Oran, confirme-t-elle. Par contre, c'est bien elle qui remit l'une des deux fameuses bombes (dites Betty et Jacqueline, fabriquées par Taleb Abderrahmane) à Fernand Iveton Zohra Drif, pour sa part, dans son ouvrage Mémoire d'une combattante de l'ALN de la Zone Autonome d'Alger, témoigne aujourd'hui que c'était bien elle qui était l'auteure de l'attentat du 30 septembre contre le Milk Bar. Pour se fondre dans la foule des jeunes Françaises de ce fameux bar, Zohra Drif était passée chez «Roques» pour en sortir en blonde. Avec l'allure décontractée de celle qui, avant d'aller à la plage, s'offre une bonne glace «pêche melba», elle posa discrètement son fameux «sac de plage» sous le comptoir. On sait du reste que Raymonde Peschard militait dans la même cellule du PCA que Fernand Iveton, Henri Duclerc, Yahia Briki, Boualem Makouf, etc. Expulsée de Constantine depuis 1955, elle s'installa à Alger auprès de ses camarades qui l'embauchèrent à l'EGA comme assistante sociale.
Par : Ferhati Barkahoum Directrice de recherche, CNRPAH, Alger A suivre