«Ce n'est pas la première fois que Chakib Khelil vient dans notre région. En avril 2004, en tant que ministre de l'Energie, il s'était rendu à Benhar (commune Djelfa). Alors, dès que nous avons appris son retour en Algérie, nous lui avons adressé une invitation à laquelle il a favorablement répondu. Donc, c'est nous qui avons pris l'initiative dans l'objectif de l'honorer et de lui rendre la place qu'il mérite dans son propre pays. C'est une personnalité algérienne d'excellence, aux compétences mondialement avérées. De ce fait, nous avons jugé nécessaire de le décorer.» Abdelkader Bessine, 33 ans, diplômé de la faculté des sciences politiques et de la communication (ITFC) en 2004, préside depuis 2012 l'organisation nationale des zaouias. Il est aussi le fils du cheikh Rabah, responsable de la zaouia El Merzouguia à Benhar, au nord de la wilaya Djelfa. El Watan Week-end l'a rencontré chez lui, dans le salon d'honneur qui a accueilli Chakib Khelil le 1er avril dernier. «A ma connaissance, il n'existe aucun dossier impliquant Chakib Khelil dans toutes les affaires de corruption auxquelles son nom est associé, se justifie-t-il. Je reste convaincu qu'il est innocent et victime d'un acharnement médiatique démesuré. Je ne comprends pas pourquoi ils s'attaquent à lui sans pour autant présenter de preuves tangibles.» Mais à Djelfa, la nouvelle de la visite la semaine dernière de Chakib Khelil à la zaouia de Sidi Mohamed Ben Merzoug, d'où il avait fait son come-back médiatique, a choqué les habitants. Ceux que nous avons rencontrés dans les rues de cette ville des Hauts-Plateaux disent vouloir «se démarquer» de cette initiative. «Il existe des opportunistes dans toutes les wilayas. Ces gens-là ne cherchent qu'à se positionner, faisant tout pour s'approcher des sphères du pouvoir, accuse Rachid Bettache, 33 ans, avocat et responsable du bureau du parti d'Ennahda à Djelfa. Mais si Chakib Khelil a voulu se refaire une réputation à partir de Djelfa, l'erreur ne revient qu'à celui qui l'a invité et reçu.» «L'ex-ministre de l'Energie a tout à fait le droit de retourner chez lui. Néanmoins, il devait être présenté, dès son arrivée, devant la justice. Donc, son retour de cette façon est une atteinte claire aux lois de la République. Nous sommes contre l'impunité, et de ce fait nous ne pouvons que nous opposer à sa visite dans notre région», ajoute M. Bettache. Pots-de-vin Après avoir quitté le pays dans la précipitation et refusé de répondre, en tant que témoin, aux convocations de la justice, l'ex-ministre de l'Energie a donc été accueilli par le wali comme si de rien n'était à l'aéroport d'Oran, le 17 mars dernier. L'ex-procureur général de la cour d'Alger, Belkacem Zeghmati, avait expliqué dans sa conférence de presse tenue en août 2013 que «Chakib Khelil était impliqué dans des affaires de corruption et de blanchiment de fonds, dans des transactions douteuses. Des révélations contenues dans des commissions rogatoires émises par plusieurs pays dont l'Italie». Ce sont ces mêmes faits commis, selon Zeghmati, entre 2011 et 2013, qui ont motivé le mandat d'arrêt lancé contre «lui, sa femme, ses deux enfants, Farid Bedjaoui et quatre autres Algériens». Des noms qui ont également été cités dans l'affaire Sonatrach 2 dont l'enquête a été réalisée en 2007 par le nouveau service de la police judiciaire du DRS. Quant à la justice italienne, elle avait indiqué que «des pots-de-vin d'un montant de 198 millions d'euros ont été versés par l'entreprise italienne Saipem à Farid Bedjaoui, présenté comme l'homme de confiance de Chakib Khelil. En contrepartie, Saipem avait obtenu de Sonatrach, entre 2007 et 2009, des contrats d'un montant de 11 milliards de dollars». Des faits qui ont été confirmés par l'avocat de Farid Bedjaoui, Me Emmanuel Marsigny, qui a qualifié la transaction de «rémunération naturelle» qui se fait normalement, selon lui, dans le monde de l'intermédiation. Ces scandales ont même suscité la réaction du président de la République, Abdelaziz Bouteflika, qui, dans une déclaration lue en son nom, avait appelé la justice algérienne «à appliquer avec rigueur et fermeté les sanctions prévues par la législation», une justice à laquelle le Président faisait «totale confiance». DRS Sauf que Chakib Khelil avait réussi à quitter le pays via l'aéroport d'Oran alors qu'un mandat d'arrêt était toujours lancé contre lui. Ce dernier n'a pas tardé à être annulé par la chambre d'accusation, en décembre 2013, pour vice de forme, jugeant «qu'un ministre ne peut être poursuivi ou entendu que par un juge de la Cour suprême». Puis est arrivé le temps de la liquidation du staff qui a formulé l'accusation. Cette phase a été marquée premièrement par le remplacement de l'ex-ministre de la Justice, Mohamed Charfi, puis la dissolution du service de la police judiciaire du DRS, et enfin le limogeage du procureur général, Belkacem Zeghmanti, qui était derrière le mandat d'arrêt lancé contre l'ex-ministre de l'Energie. Aujourd'hui, la justice à laquelle faisait confiance le président de la République est remise en cause par son chef de cabinet, Ahmed Ouyahia, qui assure qu'elle avait été finalement «forcée à accuser Chakib Khelil». Amar Saadani avait affirmé, quant à lui, que le dossier avait été préfabriqué par le DRS. Il a même appelé au retour de Chakib Khelil qui demeure, selon lui, «un homme intègre, un innocent qui doit être rétabli». Sauf qu'entre-temps, un nouveau scandale avait éclaté quelques jours plus tard avant celui de «Panama Papers». L'affaire a été révélée par deux médias étrangers, le Huffington Post américain et The Age australien. Selon ces derniers, les deux géants Samsung et Hyundai auraient versé des pots-de-vin d'un montant de 750 000 dollars à de hauts cadres et dirigeants de la Sonatrach pour l'obtention, entre 2007 et 2010, de contrats de rénovation des deux raffineries, celle d'Arzew accordée à Hyundai en 2008, et celle de Skikda attribuée à Samsung en 2009. Le coût de ces projets est de 1,8 milliard de dollars. Les noms des cadres impliqués n'ont pas encore été révélés. Sauf que la transaction a eu lieu pendant le mandat de Chakib Khelil à la tête du ministère de l'Energie. Selon les mêmes sources, la société qui a joué l'intermédiaire entre la partie algérienne et les deux entreprises étrangères est établie à Monaco, dirigée par un patron iranien. L'Algérie avant Dieu Mais cela ne semble pas convaincre le président de l'organisation nationale des zaouias qui campe sur ses positions. «S'il avait été cité par la justice italienne et suisse, il aurait été interdit de circulation. Or, en revenant des Etats-Unis où il a séjourné pendant trois ans, l'ex-ministre a d'abord fait escale à Paris avant d'arriver en Algérie sans qu'il ne soit inquiété par les services de sécurité des pays traversés», note Abdelkader Bessine. «De plus, il n'a pas été condamné par la justice algérienne. Même Ahmed Ouyahia l'a dit lors de son dernier point de presse, en précisant que le procureur général en question avait agi sous pression.» Pourquoi Chakib Khelil a-t-il accepté l'invitation de la zaouia ? Abdelkader Bessine répond : «Si vous voulez tous savoir, Chakib Khelil est une vieille connaissance. De plus, notre zaouia a le droit d'inviter qui elle veut. Et puis, ce n'est pas la première fois que nous organisons ce genre de cérémonie.» En effet, plusieurs personnalités publiques, culturelles, politiques, sportives et journalistiques ont été «honorées» ici. Par exemple Rabah Saâdane, l'ex-entraîneur de l'équipe nationale de football, en 2010, après la qualification des Verts à la Coupe du monde organisée en Afrique du Sud. Parmi les habitués, Abdelkader cite aussi Abdelaziz Belkhadem, Abderrahmane Belayat, Amar Ghoul et plusieurs diplomates, dont l'ambassadeur de la Palestine. «Nous avons reçu, récemment, le ministre des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, venu présenter ses condoléances à mon père qui a perdu son frère», confie Abdelkader. Comme l'a bien résumé son père, Cheikh Rabah, la première mission que se donne la zaouia El Merzouguia est de se mettre «au service de l'Etat». «Nous sommes d'abord au service de l'Algérie, puis de Dieu et de son prophète, et enfin au service des gens», se justifie cheikh Rabah en burnous et chèche blancs. Dépressifs Isolée du chef-lieu de la commune de Benhar, la zaouia El Merzouguia de Sidi Mohamed Ben Merzoug, construite à 12 km de Aïn Oussera, est un endroit très calme. Fondée en 1825, elle compte aujourd'hui deux mosquées, une ancienne et une autre plus récente, construite en 1983, pouvant accueillir plus de 1000 personnes, une école coranique qui peut recevoir 250 élèves internes, avec une salle de conférences de 600 places, une salle internet et ses 80 ordinateurs, une bibliothèque de 5000 ouvrages et un dortoir pour les élèves. On trouve aussi le mausolée de Sidi Mohamed Ben Merzoug et la résidence du cheikh de la zaouia. En outre, plusieurs constructions sont encore en chantier, dont l'école coranique construite sur trois étages. «Ici, nous enseignons le Coran, nous distribuons de la nourriture aux nécessiteux, nous conseillons les gens et nous arrangeons les conflits», explique cheikh Rabah. Dans la vieille mosquée, femmes et hommes de tous âges, impatients, attendent le retour de cheikh Rabah parti déjeuner. Ici se croisent des familles venues demander conseil au cheikh avant d'aller en justice ou des maris accompagnés de leurs épouses qui sollicitent un conseil conjugal. Devant la résidence où le cheikh Rabah vit avec les membres de sa famille, dont Abdelkader, son fils aîné, plusieurs berlines sont garées. «Nous touchons une subvention de la wilaya ne dépassant pas les 500 000 DA. C'est nous-mêmes qui finançons la zaouia», assure Abdelkader. A Djelfa, beaucoup pensent que la zaouia reçoit des subventions de ces hauts cadres bien placés de l'Etat qui lui rendent visite. Certains ont même affirmé que «Chakib Khelil l'a financée avant qu'il ne quitte l'Algérie». Karim Yahia, 37 ans, directeur du site d'information Akhbar Djelfa ou Djelfa Info, a triplé le nombre des visiteurs de son site suite à son «exclusivité», atteignant 12 000 vues en une journée. «J'ai été informé deux semaines avant la visite de Khelil. On m'a dit que c'était juste une idée. Mais comme je connais assez bien Abdelkader, je savais qu'il allait certainement la concrétiser. C'est quelqu'un qui cherche toujours de nouvelles idées qui le mettent encore en valeur par rapport aux autres, avoue Karim Yahia. La veille, je reçois, vers 17h, un appel d'Abdelkader m'informant que Chakib arrivait le lendemain, vendredi. Il m'a réservé l'exclusivité, mais il m'a demandé de garder ça secret.» Pourquoi organiser une telle rencontre dans le secret ? Ont-ils eu peur que le scénario de la rue Hassiba Ben Bouali à Alger, où Chakib a failli se faire lyncher par un groupe de jeunes qui demandaient son jugement, il y a de cela dix jours, ne se répète ? Personne n'a voulu répondre à cette question. Selon nos informations, c'est la famille Bessine qui a envoyé une voiture chercher Chakib Khelil de son domicile à Hydra, sur les hauteurs d'Alger. «A bord du véhicule, il y avait avec lui son frère Othmane et un correspondant d'une grande agence de presse internationale», affirme Karim de Akhbar Djelfa. «Il y avait à son accueil, à l'entrée de Aïn Oussera, Abdelkader Bessine, le chef de la daïra de Berine, le maire de Benhar qui est aussi de la famille Bessine, l'ex-député FLN Mustapha Benatallah, le bâtonnier de Djelfa et quelques notables de Aïn Oussera», témoigne Karim. Un autre proche de la zaouia ajoute qu'«au moins 4 véhicules de la sécurité dépêchés par le ministère de l'Intérieur pour assurer la sécurité de l'ex-ministre l'ont accompagné durant ce trajet. Le comité d'accueil qui l'attendait à l'entrée de la ville était, quant à lui, constitué de deux Mercedes noires appartenant à la zaouia. Seuls les trois véhicules sont entrés à Benhar», affirme encore la même source. Chakib Khelil avait été invité à déjeuner, puis a reçu le prix des récitants du Coran, la plus importante distinction décernée par la zaouia El Merzouguia. «Ce n'est pas normal. L'Etat qui lutte contre l'instrumentalisation des mosquées exploite elle-même les zaouias», s'indigne Rachid Bettache. Même des zaouias réfutent cette initiative. Rencontré chez lui, Si Bachir Messaoudi, 76 ans, malade qui ne quitte plus son lit à cet âge avancé, fils du grand cheikh Attia Messaoudi, qui appelle à la tolérance, à la diversité religieuse et à l'amour du pays, ne se sent pas concerné par la visite de Khelil. Pour lui, seule la zaouia El Merzouguia assume la responsabilité de ses actes. «Elle ne représente qu'elle-même», déclare-t-il. Le président du bureau de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme, Abdelkader Homida, s'emporte : «L'Etat amnistie des Chakib Khelil et met en prison des militants chômeurs comme Tidjani Ben Derradj, originaire de Djelfa, mis sous mandat de dépôt depuis plus de deux mois. En l'absence d'un Etat de droit, le pouvoir peut tout se permettre malheureusement.»