Si le monde semble l'avoir oublié en dépit de l'extravagance de son geste désespéré, la grande littérature, par contre, a vite fait de le récupérer et de le sublimer à travers un poème de son compatriote Mahmoud Darwich. Celui-ci avait, indirectement, consacré une tradition plus que millénaire en vertu de laquelle le dire poétique, panégyrique fût-il ou satirique, triomphe toujours des aléas de l'existence. Le 5 juin 1968, soit une année, jour pour jour, après la défaite arabe face à Israël, un jeune Palestinien, résidant depuis l'âge de treize ans aux USA, mit fin à la vie du sénateur Robert Kennedy (1925-1968), candidat potentiel à la présidentielle américaine. Ce Palestinien qui croupit, depuis, dans une prison californienne, après commutation de sa peine capitale en prison à perpétuité, s'appelait et s'appelle encore Bichara Sirhan. Il espère, dit-on dans une certaine presse, recouvrer la liberté un jour. Darwich, en poète, à la fois visionnaire et collé aux réalités de son peuple, avait compris, dès le départ, l'inutilité d'un quelque compromis de justice, car « les exilés, tels que Bichara Sirhan, ont l'habitude de tourner en rond. Ils ne se retournent pas pour dire adieu à l'exil. Un autre les attend ! » Ainsi donc, selon le poème de Darwich, « Sirhan s'attable dans une cafétéria » quelque part en Amérique, ou dans un lieu « propre et bien éclairé du monde occidental » et se met à siroter son café, amer bien sûr, tout en devisant de l'histoire de son peuple qui n'a jamais eu « envie de suicide ou de migration ». Darwich ne dit pas si son compatriote, qui porte au plus profond de son être les stigmates de l'exil, et donc de sa chère Palestine, est vraiment coupable du meurtre pour lequel il a été sévèrement jugé. Il laisse plutôt le soin à une superbe imagerie poétique d'enfiler la robe d'un avocat chevronné pour mettre à bas tous les arguments des adversaires. Cependant, existerait-il quelque lien entre l'assassinat du président John Kennedy et celui de son frère Robert ? Aucune réponse n'a été donnée à cette question par les politiciens, et, encore moins, par l'armada des enquêteurs du FBI et de la CIA. Le monde aura deviné, de guerre lasse, que les deux meurtres portent la même signature, dès lors que la dynastie Kennedy a toujours fait les frais des magouilles politiques, depuis la fin des années vingt. On eut donc recours à des faux-fuyants, et aucune piste n'a été négligée dans ce sens, depuis celle de la pulpeuse Marylin Monroe et de ses amours compromettants avec John Kennedy, ou celle de Lee Harvey Oswald, assassin présumé du Président et de ses accointances avec le KGB soviétique, sans oublier celle des retombées de l'histoire des missiles soviétiques à Cuba et l'épisode de la Baie des Cochons en 1962. Pour le meurtre de Robert Kennedy, le bouc émissaire était déjà prêt, et il ne fallait que faire appel au boucher du coin, c'est-à-dire, le sionisme. En attendant, Bichara Sirhan continue de croupir dans une prison américaine. Ses recours à la justice - il en est à son treizième - ne risquent pas apparemment d'aboutir un jour. Demeure en sa faveur le poème plaidoirie de son compatriote en ce sens qu'il lui permet de faire provision de joie en dépit du malheur qui le frappe et de s'attabler, par la pensée du moins, à n'importe quel moment, dans une grande cafétéria sur l'enseigne de laquelle, cette fois-ci, brillent neuf let- tres : Palestine.