Les médecins de santé publique, généralistes et spécialistes, sont engagés dans un mouvement de protestation, depuis plusieurs semaines, sans que les pouvoirs publics ne s'en émeuvent outre mesure. Voilà tout un pan de notre système de santé, le plus important — je devrais dire la colonne vertébrale — qui est en crise, une prestation médicale en direction des citoyens qui est chahutée et mise à mal, sans que le ministre de tutelle n'ouvre un dialogue et ne prenne en charge le problème. Pis que cela, ce dernier fait la sourde oreille et affiche un « mépris inacceptable », sous prétexte que les revendications formulées par les praticiens sont du ressort de la fonction publique. Le premier ministre a été lui-même interpellé et le président de la République rendu destinataire d'une lettre ouverte. Les autorités se sont emmurées dans un silence total qui exacerbe davantage le courroux des praticiens. Pour autant, le conflit qui oppose, à leur administration, les praticiens de la santé publique et leurs syndicats, Syndicat national des praticiens de santé publique, SNPSP, et le Syndicat national des praticiens spécialistes de santé publique, SNPSSP, n'est pas d'aujourd'hui. Il date de plusieurs années. A l'origine de ce conflit, des revendications sociales, salariales notamment, justes et auxquelles les pouvoirs publics ont toujours réservé une fin de non-recevoir. La grogne a pris de l'ampleur depuis le mois de novembre dernier à la suite de la publication, dans le Journal officiel n°70, de deux décrets exécutifs portant statut particulier des praticiens généralistes et spécialistes de santé publique. Statuts décriés parce que ne répondant pas aux revendications formulées par les deux projets (de statuts) qui ont été adoptés par deux commissions mixtes représentant le ministère de la Santé et les deux partenaires sociaux. Ces deux projets qui prennent en charge, dans leur globalité, les doléances des médecins – un plan de carrière qui assure une vraie progression professionnelle, un régime indemnitaire et une évolution des salaires qui tiennent compte du coût réel de la vie et qui garantit un pouvoir d'achat honorable — ont été rejetés par la commission « ad hoc » d'arbitrage du gouvernement. Unilatéralement et sans que les partenaires sociaux ne soient tenus informés de l'échec des négociations avec la fonction publique, le ministère de la Santé publie, en lieu et place des statuts proposés par les commissions mixtes, deux nouvelles moutures qui ne satisfont pas les médecins. « En publiant ces deux décrets exécutifs, la tutelle a rompu la concertation et le dialogue et a trahi ses engagements », et « oppose un mépris clairement affiché vis-à-vis des médecins », disent les syndicalistes qui sont déterminés à continuer leur mouvement de grève quel qu'en soit le prix. De son côté, l'autorité de tutelle reconnaît le bien-fondé des revendications des praticiens de la santé publique. C'est pour cela qu'elle a ratifié les deux projets de statuts « construits » par les deux commissions mixtes. Cependant, elle ne les a pas défendus avec conviction devant la commission d'arbitrage mise en place à cet effet par le gouvernement. Deux hauts fonctionnaires du ministère de la Santé, l'inspecteur général et le directeur général des ressources humaines, ont été entendus, dans le cadre de cette affaire, par la commission « santé, affaires sociales, travail et formation professionnelle » de l'Assemblée nationale. Les deux collaborateurs du ministre ont avoué, devant les parlementaires, leur incapacité à faire aboutir les deux projets de statuts et le refus obstiné des représentants de la fonction publique à les approuver. « Nous avions pris l'engagement de les défendre et nous les avions défendus avec acharnement », ont-ils dit aux députés. Ils ont ajouté contrits : « Nous n'avions pas pris l'engagement de les faire aboutir, nous n'avions pas obligation du résultat. » L'entière responsabilité de leur échec est ainsi rejetée sur la fonction publique. Argument fallacieux et irrecevable, bien sûr. Même si les propos des deux fonctionnaires se sont fait l'écho de ce que disait, deux semaines plus tôt, le ministre de la Santé. Ce dernier avait, en effet, confié aux députés son impuissance à faire accepter les statuts que ses propres collaborateurs ont cosignés avec des partenaires sociaux. Voici, en substance, ce qu'il a dit : « Je n'ai pas de problème avec les praticiens en grève, c'est la fonction publique qui refuse ce qu'ils demandent. ». Il était venu à l'Assemblée nationale plaider pour son plan de lutte contre la grippe A. Il faut croire que le département de la santé ne fait pas partie du même gouvernement que celui auquel appartient la fonction publique. Pourquoi la fonction publique a-t-elle refusé l'approbation de ces deux projets de statuts ? Parce que « l'Etat a ses lois et ses priorités... Il cherche en permanence un équilibre... Il a ses contraintes budgétaires. » Ce sont là les arguments avancés par les représentants du ministère de la Santé pour justifier la fin de non-recevoir du gouvernement. Les revendications des praticiens de la santé publique ne s'inscrivent pas, selon les deux commis de l'Etat, dans le cadre global de la grille des salaires et dans l'architecture qui organise et régit la fonction publique. Pour autant, « ce verrou » a été levé quand les circonstances l'ont exigé et quand il s'est agi de réserver un traitement spécifique à certains corps professionnels. Je pense notamment au corps des magistrats qui ont, quant à eux, bénéficié d'un statut particulier et d'un traitement de faveur, sous prétexte qu'il s'agit d'une « profession sensible ». Pourquoi ce verrou n'a pas été enlevé dans le cas qui nous concerne ? Faut-il croire que la santé publique n'émarge pas dans la rubrique des professions sensibles ? « Deux poids, deux mesures. » Une discrimination inadmissible même si elle paraît motivée par la volonté de mettre à l'abri de la corruption les femmes et les hommes qui travaillent à l'intérieur de ces professions. Motivation généreuse, mais chacun sait qu'est stipendié celui qui y est sensible et prédisposé. Un salaire intéressant et des avantages sociaux ne mettent pas à l'abri de la corruption... la personne corruptible. Les multiples affaires de corruption qui emplissent les pages de nos quotidiens d'information, en particulier ces dernières semaines, le prouvent à souhait et ces affaires ne concernent pas le « menu fretin ». « La santé publique coûte cher à l'Etat, c'est un secteur improductif et non rentable. » C'est dans ces phrases, prononcées devant les députés de la commission santé et affaires sociales par les fonctionnaires du ministère, qu'il faut discerner les réelles motivations au rejet des deux statuts des praticiens de santé publique. Des propos lourd de sens. Ce que j'ai, personnellement, fait remarquer aux deux commis de l'Etat. Des propos qui posent le faux problème de la rentabilité d'un secteur qui n'est, par définition, pas rentable. Tout comme ne sont pas d'ailleurs rentables, au sens propre du terme, les secteurs de la justice, de l'intérieur, des affaires étrangères, des moudjahidine, etc. L'argument de la « non-rentabilité » du secteur de la santé pour rejeter les revendications sociales des praticiens est faux et est simplement scandaleux. Il participe d'une discrimination inacceptable à l'égard d'un corps de métier qui mérite le meilleur des traitements. En effet, qu'y a-t-il de plus rentable que de « prendre soin de l'Homme ? ». A moins que prendre soin du citoyen algérien soit un acte d'assistance sociale. Ce qui serait le cas, à en croire la loi de finances 2010 qui inscrit le budget d'investissement en direction de la santé dans la rubrique « infrastructures socioculturelles ». Une incohérence. J'imagine que ce concept de rentabilité fait référence à la création de richesse et de produits qui ont une valeur marchande, qui rapportent des dollars ou des euros (?). Est-ce que les commis de l'Etat sont rentables ? Est-ce que le chef de daïra, le secrétaire général de wilaya, le wali, etc., qui bénéficient pourtant de privilèges particuliers, logements, primes et avantages de toutes sortes (voiture, téléphone, prêts bancaires sans intérêts, etc.) créent des richesses ? Est-ce qu'ils ont une formation universitaire plus longue, plus difficile que celle des médecins ? Est-ce que le corps des magistrats rapporte de la monnaie en devises à la nation ? Les réponses à toutes ces questions sont sans équivoque. C'est non. Le traitement discriminatoire que les médecins subissent dans notre pays et le mépris dont ils sont victimes, comme d'ailleurs le corps des paramédicaux, compromettent gravement la qualité de notre système de santé. La mission du médecin, mais aussi celle de l'infirmier, est injustement dévalorisée. Dans tous les cas elle est déjà, dans certains de ses aspects, pervertie. Ce qui est, aujourd'hui, observé dans l'exercice du temps complémentaire est significatif. Plutôt que de s'interroger sur le pourquoi de la dérive de ce dispositif, parce que c'en est une, et d'apporter les vraies solutions, le ministre de la Santé décide de le supprimer. A un vrai problème, une fausse solution. Il y a une forme d'hypocrisie dans les propos tenus par le ministre et ses collaborateurs. Comment interpréter autrement les mesures de rétorsion mises en place par l'administration pour casser le mouvement de grève ? Quelle signification donner au non-respect par cette dernière (l'administration) de la réglementation en matière d'exercice du droit syndical et aux entraves qu'elle fait au droit de grève par la mise en marche notamment de la machine judiciaire ? Intimidations des médecins syndicalistes, ponctions sur salaires, etc. Manipulations diverses, notamment de certains médecins, des syndicalistes supposés appartenir à d'autres syndicats représentatifs (?), afin de casser le mouvement de grève. Tentative d'opposer les médecins de santé publique aux universitaires. Chacun se souvient des échanges acerbes qu'il y a eus, il y a trois ou quatre ans, par presse interposée entre les deux corporations. C'était à l'occasion d'un article publié dans Le Soir d'Algérie et signé, si mes souvenirs sont bons, par la journaliste Malika Boussouf. Cette futile rivalité a failli rejaillir, il y a quelques jours, lorsqu'un professeur de médecine s'est cru obligé de commettre, dans la presse, un écrit qui pourfend les revendications des médecins spécialistes de santé publique. Parce que ceux-ci ont osé, dans le cadre de leur revendication d'un plan de carrière, faire un parallèle entre leur profession et celle des hospitalo-universitaires. Une polémique qui fait se frotter les mains, de satisfaction, à l'administration. De plus, le décret exécutif n°09-244 du 22 juillet 2009 — relatif à l'aménagement et la répartition des horaires du travail à l'intérieur de la semaine dans le secteur de la fonction publique — n'est pas appliqué, notamment pour la détermination du repos hebdomadaire dans les structures de santé publique. Les praticiens sont sommés, en violation de ce décret, de travailler le samedi comme une journée ouvrable. Pourquoi ? Quelle est la logique et quelles sont les motivations qui ont amené le ministère de la Santé à prendre une telle décision ? Une aberration et une injustice qui n'ont, cette fois, rien à voir avec la fonction publique. Le service civil est imposé, encore à ce jour, aux seuls médecins spécialistes de santé publique. Une autre aberration et une autre injustice. Pourquoi les autres universitaires, ingénieurs, architectes, etc., ne sont-ils pas touchés par cette mesure ? Et pourquoi parmi les médecins, seuls ceux de la santé publique sont concernés ? Décidément, la santé publique semble soumise à des lois spécifiques, votées dans une autre République. Cet argument de la rentabilité a, toutefois, le mérite de poser le problème, bien vrai celui-là, de la pertinence actuelle de la médecine gratuite et de la nécessité de réformer en urgence notre système de santé. La crise que traverse, aujourd'hui, la santé publique a cela de positif. Les grèves des médecins et celles des paramédicaux, qui secouent le secteur de la santé publique, ont, en effet, le mérite d'alerter l'opinion en mettant en lumière le dérisoire et l'indigence de ce « parent pauvre » qu'est la santé publique. Elles pointent du doigt la faillite, à venir, d'un secteur dont l'organisation est en décalage flagrant avec l'environnement économique national et dont la politique a été édifiée sur une idéologie surannée. L'impératif de rentabilité du secteur de la santé nous fait inévitablement tourner le regard du côté de la sécurité sociale car, si la fonction publique et l'Etat ne veulent plus assumer les dépenses de santé, il faudra bien que la sécurité sociale mette la main à la poche et qu'elle rembourse non pas sur la valeur actuelle de la prestation, qui a été fixée au milieu des années 80, mais sur sa valeur réelle, c'est-à-dire celle d'aujourd'hui. C'est, sans doute, sur cette valeur que devra également être calculée la rétribution du médecin et de l'agent paramédical. Le citoyen doit savoir que le médecin généraliste qui prend soin de lui, quand il a des soucis de santé, a un salaire de 33 500 DA par mois, en début de carrière, 49 500 DA est celui qui lui est donné tous les mois après 30 ans d'ancienneté. Un salaire misérable, une honte. Bien sûr, aucun avantage en nature, à l'instar des « professions sensibles », ne lui est offert. Même le droit à la procédure de cessibilité du logement de fonction, quand il en bénéficie, lui est interdit. Une de leurs revendications d'aujourd'hui. Il faut que les pouvoirs publics réévaluent avec objectivité et lucidité le coût de la santé : le prix de la consultation, la valeur réelle des examens radiologiques et biologiques, le tarif de la journée d'hospitalisation, etc. Le remboursement, par la sécurité sociale, des frais de santé doit alors se faire sur la base du montant réel de la prestation. C'est tout le problème de la contractualisation dont on parle depuis si longtemps et qui tarde à venir. Pourquoi ? Et pourquoi la nouvelle loi sur la santé n'est-elle toujours pas d'actualité ? Probablement, parce que, pour des raisons idéologiques, il ne faut pas remettre en cause le principe de la médecine gratuite. Même si chacun sait que la médecine n'est plus gratuite en Algérie depuis longtemps. Je l'ai écrit dans une contribution antérieure (El Watan du 16 et 17 mai 2008) et je ne vais pas y revenir, mais il faut rappeler que le secteur public de la santé est si peu imperméable au citoyen — surtout quand il s'agit de faire des examens spécialisés, et peu accueillant, voire indigent, notamment dans le cas des prestations ordinaires — que le patient s'en détourne inévitablement pour aller consulter dans le secteur privé. La nouvelle loi sur la santé tarde aussi à venir, et c'est à mon avis l'argument le plus important, parce notre système de santé évolue dans un environnement économique tellement perverti qu'il est difficile de le réformer sans dégâts collatéraux, au moins sans se faire écrouler notre système de sécurité sociale. Les pouvoirs publics le savent bien, les responsables de la sécurité sociale également. C'est pourquoi ils ne pavoisent plus. Durant des années, ces derniers ont, en effet, fait croire à l'opinion que la sécurité sociale subventionne les hôpitaux par générosité. Nous l'avons entendu dire devant la commission santé et affaires sociales, il y a plusieurs mois. Nous l'avons encore entendu, il y a seulement quelques jours, de la bouche même des fonctionnaires du ministère de la Santé : « La sécurité sociale est venue au secours du ministère en apportant quelques milliards (3 milliards de centimes) pour payer la prime d'intéressement des praticiens de santé publique. » Hallucinant. Voilà une institution qui vit des cotisations sociales des travailleurs et qui oublie que dans le contrat qui la lie à ces derniers, elle est tenue de répondre à leurs besoins de santé. Le pire est que pendant longtemps, l'Etat a avalisé cet état d'esprit. Si le tarif de la consultation, remboursé aujourd'hui, est seulement doublé — et il restera nettement en-deçà du tarif réel appliqué —, la sécurité sociale sera amenée à mettre la clé sous le paillasson. De l'aveu même de son directeur général. Voilà pourquoi la contractualisation, dont on parle depuis maintenant deux ans, tarde à venir. Voilà pourquoi aussi, les pouvoirs publics ont prévu, dans la loi de finances 2010, des taxes au bénéfice de la sécurité sociale (de 5% sur l'importation des médicaments, de 250 000 DA sur l'achat de bateaux de plaisance et 1 DA sur chaque paquet de cigarettes vendu). Est-ce que ces taxes suffiront ? Sans doute non. Pour « rentrer dans ses frais », la sécurité sociale peut exiger de revoir les tarifs des cotisations sociales afin de les adapter à ses impératifs de survie, et c'est son droit. Toutefois, par l'effet domino, c'est tout l'environnement économique national qui va en pâtir. L'entreprise, pour répondre à ses impératifs de rentabilité, ne recrutera plus et/ou augmentera, à son tour, le montant des ses prestations ou de ses produits. L'emploi et la consommation vont en prendre un coup, etc. Que faudra-t-il faire ? Le pétrole de la Sonatrach ne suffira pas à fournir les moyens financiers pour réguler tout cela. Les décideurs qui ont dirigé le pays depuis l'indépendance ont, par la magie de l'euphorie des années socialisantes et par une impéritie avérée — il faut le souligner —, engouffré l'économie nationale dans une crise qui ne fait que commencer à poindre le nez. Même si le prix du baril de pétrole continue à sauvegarder les apparences, la réalité économique nationale — en tout premier lieu l'indigence des salaires et le coût disproportionné de la vie, l'amère réalité de l'absence d'un vrai pouvoir d'achat — vient rappeler, s'il le faut, le mécontentement du citoyen et le risque permanent d'une explosion sociale. Ce n'est pas la soupape ouverte de l'équipe nationale de football qui changera les choses. Quoiqu'il en soit, les praticiens de santé publique, généralistes et spécialistes crient leur détresse depuis plusieurs années dans l'indifférence généralisée. Ils se battent pour leur avenir et leur carrière, et ne veulent pas être les parents pauvres d'un système de santé qui prétend prendre soin du citoyen alors qu'il ignore sa propre ressource humaine : le médecin et l'infirmier, des piliers de la maison. Si notre système de santé reste en l'état, il est condamné à s'écrouler. Les praticiens « insurgés » refusent ce destin, les paramédicaux aussi. En tout cas, ils ne veulent pas que la santé publique en paie les frais et soit « enterrée ». Ils l'ont suffisamment répété devant les parlementaires de la commission santé et affaires sociales, comme ils ont montré également leur détermination à aller au bout de leur mouvement de protestation. Ils sont descendus dans la rue, la réponse ne s'est pas fait attendre. Les forces de l'ordre ont donné du bâton. Mais ils reviendront dans la rue, parce ce qu'ils ont conscience que leurs revendications sont justes et légitimes. La colère gronde aussi du côté des paramédicaux qui menacent, à leur tour. Les enseignants envisagent, à nouveau, de revenir dans la protestation. La contagion peut gagner d'autres travailleurs... Dans tous les cas, chacun doit apporter un soutien à la revendication de la dignité, quels que soient les personnes et les corps professionnels qui l'expriment. Concernant les médecins de santé publique, en tant que citoyen, médecin et élu de la nation, mon appui leur est acquis. Dr B. M. : Psychiatre, député du RCD