Certaines de ces histoires sont à l'origine de romans célèbres, comme Le fils du pauvre, de Mouloud Feraoun, L'enfant, de Jules Valès, Le Grand Meaulnes, d'Alain Fournier, L'enfant noir, de Camara Laye ou encore Poil de carotte, de Jules Renard. Dans un des récits de mon ouvrage La Cuillère et autres petits riens, j'ai évoqué deux ou trois anecdotes qui m'ont fait grand effet. Toutes sont liées à des instituteurs et surtout à l'un d'entre eux, appelé Monsieur Hodemon. C'était en 1962-1963, l'année de l'indépendance, j'avais dix ans et j'étais en cours moyen 2 à l'école primaire Schettet de Laghouat. C'était l'année décisive où l'on passait la fameuse sixième, qui vous ouvrait grandes les portes du collège et du lycée, ou celles de la formation professionnelle ou de la rue, selon que l'on ait réussi ou échoué au fameux examen du certificat de fin d'études si on avait raté sa sixième. Un jour, à la fin de la matinée, quelques minutes avant de nous laisser sortir pour rejoindre la cour où l'on nous servait le déjeuner de la «cantine», Monsieur Hodemon, comme un prestidigitateur sortant une colombe de son chapeau, fit surgir du dessous de son bureau, devant nos yeux éberlués, un casque gris de pilote qu'on voyait pour la première fois de notre existence ! Face à nos regards étonnés et interrogateurs, il nous expliqua – c'était la première et la dernière fois qu'il se livrait à nous – qu'il était pilote amateur et un grand admirateur de Saint Exupéry dont on entendait le nom pour la première fois aussi et dont il nous recommanda vivement de lire Le Petit Prince. Je n'ai jamais su s'il avait choisi ma ville natale, parce que l'auteur du Petit Prince y avait séjourné quelques bonnes semaines, à l'hôtel Transat, du 5 mai au 2 juillet 1943 plus précisément, et s'y entraîna sur le Lightning P38, ou c'était le fait du hasard ou d'une affectation imposée ? Je lis sans tarder Le Petit Prince avant de m'attaquer ensuite aux romans de l'illustre aviateur, romancier et militant français. A cette époque, je dévorai tout imprimé qui me tombait entre les mains : livres empruntés à la bibliothèque de mon école ou rapportés par mon unique sœur de la bibliothèque de l'école laïque des Sœurs Blanches, journaux, magazines, bandes dessinées… que je ne pouvais souvent m'offrir, faute d'argent. Et c'est là que Monsieur Hodemon m'encouragea dans ce sens en m'achetant des dessins que je faisais, des reproductions sans valeur de héros de «petit format», comme Blek le Rock, Akim ou encore Zembla ou des personnages de Walt Disney, mais la somme modique qu'il me donnait chaque semaine en contrepartie de l'une de mes «œuvres», me permettait d'acheter des bandes dessinées chez l'unique libraire papetier de la ville, Bouameur, qui existe encore et où, qui l'aurait cru à l'époque, mes ouvrages d'auteur et d'éditeur sont en vente aujourd'hui… Un autre jour, avant de commencer la distribution des morceaux de pain par notre instituteur, ramené par un factotum dans un cageot en plastique, comme tous les jours de la semaine où on avait classe, je vis Monsieur Hodemon enlever un bout d'un morceau de pain, qu'il porta à sa bouche et qu'il mâcha lentement sans desserrer une seule fois les lèvres. Je le regardais, fasciné, car voir son instituteur vénéré manger devant ses élèves relevait de l'incroyable. Je ne suis pas devenu pilote (mon fils aîné l'est devenu !), j'ai dessiné et j'ai peint pendant longtemps sans devenir dessinateur (mon fils cadet est devenu caricaturiste !), je lis toujours des livres et des bandes dessinées, et depuis ce jour je ne mange jamais la bouche ouverte. C'est en des termes semblables que j'ai terminé le récit intitulé simplement Monsieur Hodemon dans la cuillère et autres petits riens, en hommage à cet instituteur français qui m'a marqué par son comportement et m'a encouragé à dessiner et surtout à lire. Lire, sans quoi je ne serai jamais devenu le journaliste que j'ai été durant de longues années, «l'éditeur des coups de cœur» et l'écrivain qui ici témoigne de sa reconnaissance et de sa gratitude à Monsieur Hodemon.