Méziane Rachid, le parolier qui a perdu la parole suite à un accident vasculo-cérébral en 2008, n'est pas simplement un nom, c'est tout un label artistique qui a marqué son époque, à la fois par l'immensité, la variété et la richesse de son œuvre. Une vie dans la grandeur de l'anonymat Notre grand poète avait écrit pour une longue liste d'artistes. Plus de mille chansons, pour la plupart des classiques et des tubes de la chanson kabyle. Trois cents autres titres ont été écrits alors qu'il était malade, ces derniers n'attendent qu'une belle voix pour divulguer leurs secrets et enchanter le public. L'artiste considérait la poésie comme le reflet de la dynamique personnelle et sociale. Ainsi, sa plume avait ratissé large : des berceuses, des chansons de fête, des textes sur des thèmes de la vie tels que l'amour et l'exil ; bref, tout ce qui touche à la condition humaine. Ses textes sont en fait une projection authentique d'un récit émanant d'une expérience de vie individuelle et collective. Chaque mot décrit interpelle et caresse les profondeurs de l'âme, terreau de nos imaginaires sociaux aussi bien joyeux que tumultueux. Méziane Rachid, c'est aussi le théâtre radiophonique avec toutes ses lettres de noblesse. Soixante-dix pièces écrites, et au dernier jour de sa vie il avait en tête plusieurs autres. L'artiste n'hésitait pas à ce propos à faire part à ses proches du plaisir que lui procuraient les visites fréquentes de Saïd Zamoum à son domicile, un grand homme de théâtre, un collaborateur et un ami. La mort absurde du théâtre radiophonique de la Chaîne II a laissé notre artiste amer. Une réalité qui l'a tant chagriné et à laquelle il avait assisté impuissant. L'homme n'aimait surtout pas parler de lui, on le sentait même gêné, il aimait plutôt rendre hommage aux autres artistes et louer leur apport à la chanson kabyle. C'est comme un Einstein qui s'oublie et parle passionnément de Newton et de Copernic. D'une intelligence linguistique inouïe, Méziane Rachid lisait sans modération, observait avec une grande finesse d'esprit et écoutait attentivement les murmures du passé et du présent. Il l'a compris dès son jeune âge : l'humain a deux oreilles, deux yeux, mais seulement une bouche. Ce que ses sens collectaient étaient traduits en puissants messages : une poésie qui a bercé toute une génération. De la Casbah à Paris Rachid, de son vrai nom M'hend Yala, est venu au monde dans le quartier mythique de La Casbah, pépinière de plusieurs artistes et de résistants, le 27 février 1944. Enfant, il a été un disciple avide des enseignements de sa grand-mère (1865-1964), poétesse et femme de grand savoir ancestral. Rachid lui doit beaucoup : témoin par excellence des plus grands événements qu'a connus la Kabylie, elle lui a inculqué l'amour de la culture et de la langue en lui transmettant des trésors culturels précieux : poésie ancienne, fables, proverbes ainsi que les faits qui ont marqué l'imaginaire kabyle. C'est ensuite au café Malakoff, propriété de l'apôtre du chaâbi, El Anka, qu'il a eu ses premiers contacts artistiques, après une scolarité brillante, mais qui s'est arrêtée aux portes du lycée. En 1956, encore enfant, il entre à la Chaîne II kabyle pour chanter puis pour animer des émissions avec Meziane Noureddine (cheikh Noureddine). En 1962, de retour de France où il a séjourné depuis 1958, il co-anime avec Cherif Kheddam «Nuba ihfadan», et a déjà à son actif des titres chantés par lui-même et par d'autres grands ténors de la chanson kabyle, tels que Mezani et Ahssissen. Durant les années soixante, voulant découvrir d'autres horizons, il émigre une autre fois en France où il travaille un certain temps à Radio Paris, notamment dans l'orchestre de Amraoui Missoum, qui avait accueilli des artistes kabyles comme Allaoua Zerrouki, Oultache Arezki, Mohamed Saïd, Slimane Azem. Amraoui Missoum a trouvé en Rachid le parolier tant souhaité et un conseiller artistique attitré. Passionné de théâtre, notre jeune artiste entre à l'école de théâtre de la rue de Rouen pour approfondir ses connaissances. C'est aussi à Paris qu'il fit la rencontre de Slimane Azem à qui il a composé une dizaine de chansons inédites, certaines aux sujets prémonitoires. Slimane Azem n'a jamais souhaité les éditer, taquinant Méziane Rachid à chaque sollicitation : «Les petits n'écrivent pas pour les grands.» De retour au pays, Rachid s'investit dans le domaine du théâtre radiophonique. Il a produit plusieurs pièces et sketchs joués par Mhenni, Kadri, Lachrouf, Bouaraba et Nouara, etc. Rachid préfère composer pour les autres. Il le fait et de façon prolifique, dénichant les belles voix à la moindre occasion. Et voilà qu'un jour de 1969, une inspiration de nature historique et identitaire propulse Rachid sur scène : le texte sur Fadhma N'Soumer. Samy Al Djazaïri refuse de le chanter en ironisant : «Si tu veux chanter sur ta dame de cœur, fais-le-toi-même.» Encouragé par ses proches amis, Rachid interprète le texte. Fadhma N'Soumer eut un succès éclatant. Le poète est même le premier dans l'histoire de l'Algérie indépendante à utiliser le mot amazigh dans une chanson. Durant les années 1970, Méziane Rachid était opticien et propriétaire de l'Optic 2000 au cœur d'Alger. C'était plus qu'un commerce, l'arrière-boutique fut le lieu de rendez-vous quotidiens des artistes kabyles de tous les horizons. Notre auteur avait la plume facile et le verbe juste. L'inspiration déborde durant cette période, il compose des dizaines de chansons pour Youcef Abjaoui, Ziouche Nacer, Nouara, Ldjida, Idir (Ssendu, Tamachahut etsekurt, arsed ayidas), Djamel Allam (Tela), Kaci Abjaoui, Mejahed Hamid, Boualem Chaker, Djamel Chir, Zouba Amar, Hassan Abassi, Deriassa Hanifa, etc. Il a écrit pour Samy Al Djazaïri pratiquement toutes ses chansons kabyles et même la première version d'Errahla, modifiée par Mahboub Bati avec qui il avait d'ailleurs beaucoup collaboré ainsi que le regretté Farid Kezim. Rachid excelle aussi dans la langue de Molière et composa même quelques titres en français, dont Macareux pour Vincent Spoutil. Tel un poisson dans l'eau, Rachid respirait le bonheur parmi ses amis artistes. Il fut ami de Kateb Yacine, Iguerbouchène, Issiakhem, Jean et Taos Amrouche et plein d'autres. Tachemlit, un coup de maître Le milieu des années 1970 fut un tournant décisif dans la chanson kabyle. Méziane Rachid eut une idée de génie : Tachemlit, première compilation de chansons dans l'histoire du pays. Plusieurs chanteurs kabyles connus se mobilisent pour cet ingénieux projet : Idir, Ferhat, Sid Ali Naït Kaci, Medjahed Hamid, Issulas, etc. La musique et les textes, signés pour plusieurs par Méziane Rachid, apportent de la nouveauté : un air de revendication annonciateur du Printemps berbère de 1980. Le disque vinyle est préfacé par l'auteur de Nedjma, Kateb Yacine, qui qualifie ces artistes de véritables maquisards de la chanson. La gloire ne vient jamais seule, Méziane Rachid s'est mis dans le collimateur des censeurs qui guettaient le moindre écart pour le cisailler. Au début des années 1980, pour avoir passé une chanson sur Slimane Azem sur les ondes de la radio, ces censeurs sans vergogne sautent sur l'occasion pour le frapper là où ça fait vraiment mal : l'exclure de la Chaîne II, son canal d'expression et son lieu de rencontre avec les autres artistes. Ce fut la traversée du désert pour l'artiste durant plusieurs années. Il ne revint d'ailleurs à la radio qu'après l'ouverture démocratique d'octobre 1988. «Agherbal» rajeunit la Chaîne II S'inspirant de l'émission «Les chanteurs de demain», Rachid le réalisateur eut l'idée de lancer une émission qui regroupe non pas des mélomanes en herbe, mais de jeunes animateurs et animatrices pour assurer des mini-émissions sur des thèmes variés. Le succès de l'émission fut éclatant. Cette production était un vrai souffle de renouveau pour la chaîne kabyle, frappée alors par l'archaïsme de sa programmation et le vieillissement de son personnel. Plusieurs jeunes animateurs et animatrices entrent de plain-pied dans la profession : la Chaîne II se rajeunit et à merveille. Ils sont des dizaines aujourd'hui à témoigner leur reconnaissance au maestro. Rachid réalise aussi des portraits d'artistes kabyles à la Télévision nationale et aussi une émission de jeu. Méziane Rachid, la mémoire de la chanson et de la radio d'expression kabyle Comme sa grand-mère Na Fadhma, Rachid aimait sauvegarder la mémoire populaire et gardait toutes sortes d'archives sonores, visuelles ou écrites. Ainsi, il a des inédits de Slimane Azem, qu'il lui a composés à Radio Paris avec l'orchestre de Missoum ; des inédits aussi de Zerrouki Alloua ; des archives inestimables sur l'histoire de la radio kabyle (Radio Soummam et Chaîne II), des autobiographies sonores de la plupart des anciens grands artistes kabyles. Rachid glanait tout ce qui lui tombait sous la main : les mots et les expressions rares ou en voie de disparition, les enregistrements. Pour l'artiste, l'art a une mémoire et la vitalité d'une culture réside dans la préservation de cette mémoire, tremplin vers la créativité et la résurgence. L'œuvre de Méziane Rachid repose sur un travail de fond sur la langue. La pureté de son verbe et la justesse de ses tournures émanent d'une recherche approfondie et non d'un recours systématique aux néologismes. C'est ce qui a fait de cet artiste un authentique orfèvre de la parole : le Gainsbourg kabyle.