On a tant de fois annoncé qu'il n'était plus, que maintenant qu'il n'est réellement plus, une certaine incrédulité entoure la nouvelle. Mais non, hélas, Amar Ezzahi est bel et bien décédé. On le croyait quelque part en Europe dans une clinique de haut niveau ainsi que l'avait ordonné le président de la République. Mais non, le vieux solitaire qui avait déjà refusé que l'Etat lui offre un pèlerinage était chez lui pour ses ultimes instants. Ainsi, aux dires de certains, il n'aurait jamais mis les pieds en dehors de l'Algérie. Il les avait posés sur terre en 1941 lors de sa naissance à Aïn El Hammam et, 75 ans plus tard, à Alger il se retire à pas feutrés, comme pour ne pas déranger. Quand un astre disparaît, on devrait parler de désastre. Et c'en est vraiment un pour la musique algérienne, sauf que d'ordinaire, étincelants de lumière, les astres ne sont jamais discrets. Mais le panache d'Ezzahi dans le chaâbi n'avait d'égal que son incroyable humilité. Quand l'un de ses innombrables admirateurs venait lui témoigner sa vénération, il le considérait avec un étonnement poli et gêné. L'exercice de l'art était si naturel chez lui, si pur même, qu'il n'a sans doute jamais réalisé l'importance qu'il avait pour nous. Etre artiste à ses yeux ne s'accompagnait d'aucun statut ou privilège particulier. Depuis les années soixante, il fréquentait le Café de l'Etoile à l'orée de La Casbah. Cet établissement, dont l'enseigne est liée à l'histoire, était tenu par le défunt Ammi Saïd, autre personnage populaire du quartier de la Rampe Vallée (auj. Louni Arezki). Chaque matin, Amar Ezzahi prenait une chaise et se plaçait sur le trottoir d'en face, adossé au mur d'enceinte du mausolée de Sidi Abderrahmane. Il y passait des heures, plongé dans ses pensées, répondant aimablement aux saluts des passants et se permettant parfois une balade au Jardin Marengo en contre-bas. Dans les années 80', il se rendit avec Ammi Saïd au mausolée pour y rencontrer l'imam, Cheïkh Djellouli, dit El Miliani, et lui confier son désarroi. Il pensait alors arrêter la chanson décrétée péché par de nouveaux et sinistres prédicateurs. Le vénérable imam, disciple proche d'Ibn Badis, lui demanda de réciter des vers de ses qacidate, toutes emplies d'une foi profonde, et le rassura définitivement sur le caractère licite de son art. Si le Café de l'Etoile n'avait pas existé, si Amar Ezzahi n'y avait pas passé le plus clair de son temps, accueilli par son gérant qui ne lui demandait en échange qu'une chanson kabyle de temps en temps et lui offrant même l'arrière-salle pour ses répétitions, et si tout cela ne se passait pas en face du mausolée, cet immense artiste aurait peut-être cessé de nous dispenser tant de beauté et d'émotion. Il a heureusement continué à le faire. Et pour rester sur les suppositions, il n'est pas improbable que Ammi Saïd ait déjà ouvert au Paradis une annexe du Café de l'Etoile, attendant que son illustre ami le rejoigne.