Un peu à la manière de tous ces Bouazizi algériens qui, depuis le Printemps arabe se sont immolés par le feu, peut-être dans l'espoir paradoxal que toute la colère contenue dans la société allait finir par exploser et emporter le pouvoir. Une large partie de l'opinion publique s'interroge. Qui sert cette protestation contre la loi de finances ? Les spéculateurs ? Le pouvoir ? Les citoyennes et les citoyens qui appréhendent les nouvelles augmentations des prix ? Beaucoup expriment de l'inquiétude et dénoncent les affrontements. Est-il possible de contester le pouvoir de manière organisée et pacifique ? se demandent d'autres. En vérité, et quelle que soit l'attitude adoptée face aux derniers événements, ceux-ci ont attesté des évolutions de la société. Ils confirment le rejet du système actuel, en particulier de ses figures les plus contestables, et une démarcation de plus en plus grande par rapport aux forces de la spéculation qui auront servi, après l'islamisme, de béquille au pouvoir. Le discours de Sellal n'aura ni désamorcé la protestation ni disculpé par avance le pouvoir accusé de tenter de semer le trouble et de manipuler l'opinion. Les menaces et les promesses du ministre de l'Intérieur n'auront pas plus d'effets. Les Algériens s'insurgeront autrement. Le néolibéralisme adossé à la rente et la corruption généralisée à l'ensemble du système économique et social, organiquement lié à l'Etat despotique, ont formaté négativement le rapport au travail et favorisé l'aliénation à un mode de consommation déconnecté du niveau de développement de l'Algérie. Le pouvoir ne pourra pas renoncer facilement à ce modèle, comme le savent les tenants de l'import/import. Les deux années à venir seront particulièrement difficiles de ce point de vue, car notre pays devra appréhender le double défi de la fin du mandat de Bouteflika et de la levée totale des barrières douanières avec l'Union européenne. En persistant à agir par la bande et par la force, le pouvoir ne pourra mener que des changements marginaux. Alors que le gouvernement crie sur tous les toits sa volonté de lutter contre l'informel, d'encourager la production nationale et de limiter les importations, il est des secteurs où la croissance de la production a été de 3% quand les importations ont fait un bond de 100% ! Les solutions tentées n'ont pas donné de résultats, parce qu'elles surfaient au-dessus des contradictions réelles et considéraient la crise sous des angles étroits ; or, l'expérience montre qu'aucune démarche particulière, partielle, ponctuelle, ne constitue la solution. Dans la lutte contre l'informel et la corruption, nous faisons face à une contradiction du fait que de larges secteurs sont disposés à répondre aux appels à intégrer l'économie formelle, comme en atteste le nombre impressionnant de régularisations auprès de la Casnos, alors que, par ailleurs, nous avons la confirmation que d'autres refusent toujours de bancariser des avoirs qui représentent 40% de la masse monétaire en circulation. Ils sont derrière les 110 milliards de fraude fiscale et les 200 milliards de fuite des capitaux. Ils représentent 65% du commerce des produits de base et veulent garder le moyen de peser sur le rapport de force politique. Ils peuvent accepter d'autres compromis du moment qu'une voie d'accès au pouvoir leur reste ouverte. Ils ne sont pas tant dérangés par la nouvelle politique économique du pouvoir ou par la loi de finances 2017, dans la mesure où l'une et l'autre contrarient encore la perspective d'une véritable rupture aux plans économique et politique. Ils comprennent que le pouvoir édulcore son national-libéralisme pour le rendre acceptable derrière un discours sur la diversification de l'économie et empêche ainsi le projet d'une économie productive assurant un développement durable de se cristalliser, en rupture avec les forces de la prédation. Ces milieux ont dû être rassurés par les propos de Sellal qui annonce, comme il fallait s'y attendre, une prolongation des mesures d'amnistie fiscale et même une baisse de la taxation forfaitaire. Le plus paradoxal est que l'aggravation de la situation économique et sociale liée à la chute des cours du pétrole et l'aiguisement des contradictions ne paraissent pas favoriser, pour le moment encore, la production d'une alternative à la crise et la montée des forces objectivement porteuses de cette alternative. D'où les soupçons sur les émeutes de Béjaïa, d'où les appels à la vigilance, pour empêcher toute récupération. Même l'islamisme fait preuve de prudence, se rappelant que les émeutes de janvier 2011 s'étaient soldées par un recul électoral de l'Alliance verte en 2012. On a l'impression d'être enfermés dans un cercle vicieux qui renouvelle constamment les capacités de reproduction du système. C'est ce qu'expriment aussi les tenants du boycott des échéances électorales de 2017. A leurs yeux, elles semblent une caution au statu quo. Cependant, les uns et les autres ne voient pas à quel point les forces du changement demeurent présentes malgré tous les coups qui leur ont été portés et apparaissent de plus en plus comme un recours. Cela tient autant aux effets des dynamiques antérieures (résistance au terrorisme islamiste, mouvement citoyen de Kabylie, émergence du syndicalisme autonome…) qu'aux exigences incontournables de progrès. Mais c'est surtout le résultat des accumulations actuelles aussi bien au plan international que national, en particulier les ondes de choc en rapport avec les coups portés à l'islamisme en Syrie, le Brexit ou l'élection de Trump, et en Algérie avec les luttes autour des libertés fondamentales et contre les dénis de justice, pour le progrès social et le refus de l'austérité (on a vu ainsi le ratio masse salariale/PIB s'améliorer malgré la chute des cours du baril). L'impossibilité majeure d'en finir avec la crise vient de la contradiction entre une dynamique porteuse de radicalité au sein de la formation économique et sociale et le réformisme mou du pouvoir/système. Cette contradiction de plus en plus aiguë fait mûrir la nécessité d'un bouleversement de tout le système politique. Mais, les sphères de décision du pouvoir, terrifiées par les effets du changement, s'avèrent dans l'incapacité de saisir cette exigence et limitent, en la contrôlant, l'évolution politique. Elles laissent ainsi apparaître leur crainte de se faire déborder sur le fond. La classe politique en a conscience et voit bien que le pouvoir n'est pas encore prêt à tourner le dos à l'idée de consensus. Le mot revient dans la bouche des uns et des autres. Et on voit bien toutes les tentatives de rapprochement avec le FLN. Mais peut-être qu'il ne s'agit que d'un jeu de dupes… En effet, l'Algérie n'est plus dans la trajectoire imprimée par Bouteflika avec la réconciliation nationale. Il est vrai qu'elle n'est pas, non plus, dans une trajectoire opposée de rupture. Néanmoins, la nouvelle orientation qui se dessine va se heurter à de grandes difficultés qui résultent du déroulement du processus lui-même qui va révéler ses contradictions liées aux heurts des deux logiques, celle du pouvoir d'Etat et des forces de la spéculation et de la corruption qui lui restent liées, et aux vives résistances aussi bien dans la société, les secteurs démocratiques de la classe politique, en particulier dans la gauche moderne, et à l'intérieur des institutions. L'affrontement entre le projet démocratique et de développement durable, d'un côté, et les forces de la spéculation et leurs alliés au sein du pouvoir ainsi que les forces islamo-conservatrices, de l'autre côté, va se cristalliser autour du contenu de la «nouvelle orientation économique». Les luttes autour de la loi de finances 2017 n'en sont que des escarmouches. Dans cet affrontement, les tendances au compromis dans les deux camps sont très fortes, y compris dans le camp des forces de la corruption et de la prédation qui comprend parfaitement – à ce point de la confrontation – qu'il ne peut plus l'emporter et imposer l'austérité à la seule société, comme il l'avait espéré, en assurant la promotion de l'ancien compromis à travers une coalition qui a éclaté devant les échéances de 2017. Au sein de l'Etat national, les forces patriotiques ont sans doute aussi besoin, objectivement, d'un répit pour se réorganiser et se concentrer sur les tâches de transition politique qui reprennent leur importance maintenant que les menaces d'ingérence s'éloignent et que la société se remobilise. La question qui se pose est celle du contenu de ce répit. Si ce répit n'était pas profitable à l'Algérie démocratique et sociale, et peut-il en être autrement, comment peut-elle le battre en brèche ? Serait-ce possible sans que la société pèse de toutes ses forces pour que les prochaines échéances électorales se dénouent positivement ? Dans un tel contexte, la tâche stratégique consiste à dépasser la posture défensive, voire démissionnaire, et l'atomisation des forces acquises à la démocratie éparpillées dans différentes organisations d'identité démocratique et de progrès et à l'intérieur de certains autres partis de nature contradictoire du fait de leur intégration dans le système qui finit par les neutraliser et neutraliser certaines forces de la société civile qui leur sont rattachées par certains liens clientélistes. Elles pourraient toutes se retrouver dans un gouvernement du travail et du progrès, un gouvernement qui serait prêt, comme le propose le MDS, à changer la monnaie pour frapper de manière décisive les forces de la spéculation et de la corruption. Un gouvernement qui préparerait avec soin et courage les mesures que l'Inde et le Venezuela viennent de prendre au prix de difficultés considérables mais surmontables. Un gouvernement qui ferait de la promotion du partenariat public/privé non pas un moyen pour se livrer à une forme de privatisation rampante, mais de réhabilitation de notre outil industriel et en faveur du plein emploi. Pour y parvenir, il est nécessaire d'abord de rassembler les forces qui constituent le noyau dur de la gauche démocratique autour d'un projet alternatif clair et mobilisateur : changer le rapport de force dans le camp démocratique pour infléchir le rapport de force entre le camp démocratique et les forces islamo-conservatrices. L'expérience a montré la difficulté d'une telle tâche, du moins tant que le système paraît s'imposer comme une fatalité à laquelle il faudrait se soumettre, laissant peu d'autonomie aussi bien à l'émancipation de la classe politique qu'à l'émancipation de la société civile. C'est pourquoi c'est en dehors des institutions et des organisations de masse ou politiques officielles que les différentes actions et luttes ont été menées, en raison du déficit flagrant de représentativité de ces organisations et de leur caporalisation par le pouvoir. C'est pourquoi, également, le Mouvement Démocratique et Social regarde dans cette direction. En effet, pour aller aux élections, suite à la décision démocratique de son Conseil national, le MDS se propose d'aller chercher avec sérieux et résolution le parrainage des citoyens et prendra une initiative pour rassembler les éléments les plus déterminés et les plus conséquents au sein des différentes forces qui se battent dans la société. Il fait sienne la dernière recommandation de Hachemi Chérif : «Travailler à changer les rapports de force au sein des ‘‘institutions'' dites élues, et en conséquence dans les appareils, dans le même mouvement. Cela passe par une mobilisation de type nouveau de la société. Il faut nous préparer à participer aux futures élections avec comme philosophie la poursuite de la conquête difficile de la société et un début d'investissement des institutions de la République.» La tâche est immense, elle doit traduire politiquement les aspirations de notre société, qui est déjà repartie à la conquête du Ciel en ce début d'année.