Etrange similitude de destin que celui de l'Afrique du Sud et de l'Algérie qui auront connu, le premier, près d'un siècle et le deuxième un peu plus, les affres du colonialisme. Situés aux antipodes de l'Afrique, l'un au Sud et l'autre au Nord, ces pays vivront tous les deux une colonisation de peuplement et les pires souffrances que peut rencontrer un homme quand il est soumis aux brimades, aux injustices, à la misère et même à la restriction de se déplacer dans un pays qui est pourtant le sien. Pour faire fructifier l'or et l'uranium enfouis dans le sol sud-africain ou fertiliser les riches terres confisquées aux Algériens, des hommes ont travaillé dans des conditions affreuses, pénibles et souvent pour des salaires de misère. Ils n'auront droit à presque pas grand-chose, même quand les écoles leur seront ouvertes, ils ne pourront prétendre qu'à atteindre un niveau juste suffisant pour bien servir leurs maîtres. Leur santé sera précaire et ils n'auront à solliciter les services de la médecine que dans des endroits précis où on a décidé qu'ils aillent. En Afrique du Sud, comme en Algérie, l'indigène ne doit pas fréquenter les lieux médicaux des colons. Il est à noter qu'en 1925, quand le nombre d'émigrés algériens devint important, la mairie de Paris refusa l'implantation d'un hôpital pour musulmans sur sa commune. Il sera construit à la périphérie, à Bobigny, (banlieue nord de Paris) pour éviter le contact avec le reste de la population. Il fut appelé d'abord hôpital musulman puis francomusulman, et ce n'est qu'en 1978 qu'il prend le nom d'hôpital Avicenne. Le mariage mixte (surtout en Afrique du Sud) était interdit, bien plus, les autochtones ne devaient pas se mêler à la population dominante. L'indigène pris en flagrant délit, ou parfois par simple dénonciation de tentative d'attouchement sur le corps d'une Européenne, est puni sévèrement. Les femmes désirant se rendre dans les colonies devaient faire leur apprentissage dans des institutions spécialisées, dans des villes comme Amsterdam, Paris ou Londres, pour être prêtes à assister le colon. On leur apprenait à éviter de « s'indigéner », de ne pas effectuer des travaux ménagers et de commander à la dure les domestiques qui étaient à leur disposition à profusion. Leur formation terminée, elles vont se rendre dans les colonies pour empêcher la mixité, et surtout chercher le plus rapidement un mari, et si possible faire le maximum d'enfants. Elles vont de ce fait augmenter le nombre de colons déjà nombreux attirés qu'ils étaient par l'attrait du lucre et œuvrer ainsi à la politique de peuplement jugée indispensable par les tenants du colonialisme pour occuper définitivement et éternellement leur territoire conquis. Grâce à cette stratégie, le nombre d'Européens va augmenter considérablement et les deux pays, Afrique du Sud et Algérie, seront appelés à juste titre colonies de peuplement. Quand l'Angleterre rêvait d'un empire allant du Caire à Johannesburg. Les Blancs d'Afrique du Sud seront plus de 1,5 million dès 1911 et davantage par la suite. Les Noirs étaient à l'époque au nombre de 4 millions aux côtés de 525 000 métis et de 150 000 Indiens. Pour diminuer l'écart entre les deux populations, les autorités coloniales iront jusqu'à faire venir 500 000 Chinois pour des travaux pénibles, le Noir étant jugé trop fainéant. La même politique de peuplement fut pratiquée en Algérie. Le pouvoir colonial a tout tenté, le génocide, l'absence de soins, la sous-alimentation pour amoindrir le déséquilibre entre la population algérienne, qui avoisinait à l'époque les 5 millions, et la population européenne. Avec l'apport d'Européens, de Français de souche, d'Espagnols, de Maltais et d'Italiens, attirés par une politique attrayante d'octroi d'emplois fort bien payés et l'attribution gratuite de terres fertiles confisquées aux Algériens, ils seront au moment du déclenchement de la Révolution plus de 1 million et demi d'habitants. Les lois promulguées à l'époque étaient toutes conçues pour favoriser le colon et brimer l'indigène. Des institutions spécialisées de politique, de géographie, d'économie pour réfléchir sur la façon de gérer et de promouvoir les colonies d'outre-mer ont été créées. Les projets de loi étaient souvent discutés, ébauchés au cours des rencontres internationales des colonies qui se déroulaient en Hollande, en France ou en Grande-Bretagne. Chacun exposait ses lois, s'enrichissait des lois des autres et tout cela en ayant bonne conscience. En effet, ne disait-on pas que la race supérieure devait éduquer la race inférieure et que les civilisations avancées avaient le devoir de civiliser les pays arriérés. Comme ne cessait de le répéter le maître à penser de l'époque, Renan (et bien d'autres), la conquête d'un pays de race inférieure par une race supérieure n'a rien de choquant. Cela paraissait naturel, et au nom de cette sacrée prédominance on avait le droit de tout faire, même de tuer, car coloniser, c'était obligatoirement exterminer, et ils l'ont largement fait. A Sétif, à Tizi Ouzou, à Batna, à Cape Town, à Johannesburg, les mêmes fusils ont servi à tuer les Algériens et les Sud-Africains. Les mêmes feux ont ravagé nos maisons, nos forêts, nos mechtas ainsi que les bidonvilles, les faubourgs de Soweto ou du Transvaal. Les officiers ayant été à l'école de guerre et des casernes de la Grande-Bretagne, de la Hollande ou de la France, ont réprimé et exterminé comme ils l'ont appris. Jules Ferry, le père de l'école laïque, s'est engouffré dans cette logique de civilisation supérieure, et pour donner une moralité à la création d'un empire vital à la France, il ne cessait de haranguer ses compatriotes en prétendant que la France avait le devoir de civiliser les pays rétrogrades. Si on excepte quelques parlementaires comme Pelletan, Passy et Clémenceau (qui reviendra vers la fin sur ses positions), qui critiquaient la politique de conquête, tous les autres, notamment les leaders de la politique, comme Jean Jaurès et Leon Blum (comme il l'a affirmé lors d'une foire sur les colonies en 1927), où la société civile française, où les écrivains, allaient dans le sens de Jules Ferry. Ainsi va naître le mythe d'une France humanitaire démocratique, libre et égalitaire qui allait conquérir des territoires dans le but de civiliser les nations incultes. Pendant toute la durée de l'occupation, les provocations et les tueries n'ont jamais cessé. En Afrique du Sud, Nelson Mandela, adepte de la non-violence et admirateur de Gandhi, va préconiser pendant une longue période la lutte pacifique au sein du parti, l'ANC, (Africain National Congress). Mais il a constaté comme nous que la lutte armée était la seule voie pouvant libérer son peuple. Il va se rapprocher des Algériens, qui vont lui donner de précieux conseils avant que le président Benbella ne finance l'ANC. A ce propos, il faut noter que notre aide sera aussi très prépondérante, quand notre actuel président, Bouteflika, ministre des Affaires étrangères de l'époque, a profité de son poste de secrétaire général dans les instances de l'ONU pour faire condamner l'apartheid et susciter l'aide de nombreux pays acquis à ce principe. Toutes les déclarations, les affirmations, les théories des nations bienfaitrices n'étaient en fait qu'un leurre pour faire accepter à leur opinion nationale ou internationale la légitimité de la colonisation et de ses valeurs généreuses, et bénéfiques. Au moment de la libération de nos deux pays, nos destins vont quelque peu diverger. En Afrique du Sud, grâce à la politique pragmatique de la Grande-Bretagne et l'aura de l'icône Mandela, ce mythe va disparaître, rendant possible la coexistence entre deux populations qui s'entretuaient auparavant. En France, au contraire, il va survivre à la guerre et n'est pas abandonné à ce jour. Déjà galvaudé par Jules Ferry, il sera à chaque fois, et jusqu'à la veille du cessez-le-feu, le leitmotiv de tous les dirigeants et politiciens français, pour justifier la colonisation et revaloriser leurs actions au niveau international. Il sera encore plus vivace au moment où le débat sur l'Algérie s'installait à l'ONU. Il fallait convaincre toutes les opinions et les instances internationales que le combat de la France se faisait au nom de la morale et de son devoir de sauvegarder la civilisation occidentale et de lutter contre le communisme et le fanatisme. Ce discours va bien être assimilé par l'opinion française (parfois même par ceux qui étaient contre le colonialisme) qui sera même choquée que l'Algérie refuse de rester pas dans le giron de leur grande civilisation. Il provoquera le départ massif des colons qui laissera l'Algérie déjà meurtrie par 7 ans de guerre, désemparée et devant de graves problèmes. Ce mythe va durer et persister et servira de prétexte aux parlementaires français pour voter une loi faisant l'apologie de l'œuvre civilisatrice de la puissance coloniale en Algérie, compliquant davantage les relations, déjà peu chaleureuses, entre la France et l'Algérie. Pour rendre la sérénité, et pourquoi pas établir un climat d'amitié entre nos deux peuples, il devint urgent et nécessaire de combattre ce mythe et de convaincre l'ancienne puissance qu'elle a un devoir de repentance vis-à-vis de l'Algérie. Cet objectif paraît aujourd'hui aisé à réaliser, car toutes les nations colonisées, à l'exception de la France, ont cessé depuis longtemps de glorifier leurs actions passées dans leurs colonies. De plus, il existe maintenant suffisamment de travaux, de documents, de témoignages de l'époque coloniale et des événements contemporains pour bannir à jamais le mythe de la nation civilisatrice. La lutte contre les assertions de la race bienfaitrice revient d'abord et pour l'essentiel aux intellectuels et associations françaises, ceux-là mêmes qui n'ont pas hésité à appeler à l'indépendance de l'Algérie, à utiliser leur savoir-faire pour convaincre toutes les personnes qui doutent encore que l'action civilisatrice de la France dans ses colonies soit un mythe. Nous aussi, que l'on soit ici ou de l'autre côté de la Méditerranée, et surtout ceux qui sont écoutés et parfois même appréciés, ils doivent se jeter dans cette bataille de démystification, sans complexe, mais aussi sans crainte pour leur aura ou leur carrière. Le peuple algérien est connu pour ne pas cultiver la vengeance. Le peuple français, en se réconciliant avec l'Allemagne, a montré qu'il est dans les mêmes dispositions que celui d'Algérie. Les civilisations actuelles, les humanistes qui nous l'ont montré sont la résultante des civilisations passées ou anciennes. Il est grand temps qu'une paix s'installe dans nos esprits et nos cœurs pour le bien-être de tous. Cela est possible si on consent à reconnaître que le temps des humiliations est révolu à jamais et que l'humanité, pour survivre, a besoin que toutes les nations œuvrent pour un partenariat des civilisations. C'est le vœu de tous les pays, et surtout de tous ceux qui, comme l'Algérie, ont beaucoup souffert du colonialisme et du racisme. (*) Professeur