Peintre familier de l'Algérie des années 1940, et de son désert, Jean Dubuffet (1901-1985) a inscrit son œuvre aux antipodes de l'Orientalisme qu'avait personnifié Delacroix. On connaît la passion que les peintres impressionnistes ont nourrie tout au long du XIXe siècle pour l'Algérie et son désert. Mais on sait peu de chose sur les travaux de peintres plus contemporains. Créateur en 1948 avec André Breton de la compagnie de l'Art brut, Jean Dubuffet se situe sans doute aux antipodes d'un Delacroix ou d'un Guillaumet. Pourtant, le Sahara algérien qu'il a visité trois fois successivement, l'a fasciné à sa manière et lui a inspiré des toiles monumentales. Ce personnage, totalement atypique, a connu l'Algérie, non pas à travers un fantasme orientaliste teinté d'exotisme comme c'est le cas pour tant d'autres, mais par le vin. Né au tout début du XXe siècle dans une famille de négociants de vin, il viendra une première fois dans notre pays en compagnie de ses parents pour affaires, dirait-on aujourd'hui. L'homme ne peignait que très peu à l'époque, mais cette visite lui a probablement donné envie de revenir pour mieux connaître le pays. Ce n'est qu'à l'âge de quarante ans qu'il décide de se consacrer entièrement à la peinture. Maniant avec un égal bonheur la plume et le pinceau, Dubuffet s'opposera d'emblée aux courants scholastiques dominants. Dans des écrits comme Notes aux fins lettrés, 1946, il se place en marge de l'art de l'establishment, soutenant au contraire des productions de personne « indemnes de culture artistique ». Pour lui, l'art est un cri de l'innocence et il va jusqu'à glorifier les travaux de malades mentaux qu'il réunit et expose. A une époque où l'existentialisme affichait ostensiblement le savoir et la pensée philosophique, Dubuffet se posait en trouble-fête et en chef de file de l'anticonformisme. C'est très précisément à cette époque de rejet des idées reçues que Dubuffet décide d'entreprendre un voyage initiatique en Algérie. Avec sa femme Emilie Carlu, il se rend à Alger où il séjourne quelques jours avant de se joindre à un petit groupe de touristes lancés dans la visite des oasis. Arrivés à El Goléa, ils se séparent du groupe et décident d'y rester. Cette halte durera plusieurs semaines. Venu sans préjugés et peu embarrassé de fatras culturel colonial, Dubuffet est fasciné par les habitants de cette oasis aux portes du grand désert. Il réalisera de très nombreux croquis qu'il gardera dans ses carnets de dessins. Dans une lettre datée du 17 mars 1947 et postée à Bou Saâda, il écrit à son ami Jacques Berne : « Nous avons adopté le genre arabisant à outrance et vécu ce temps dans la compagnie à peu près exclusive des indigènes, et nous revenons de là bien nettoyés des intoxications. » Revenu à Paris après deux mois d'errance algérienne, Dubuffet utilisera ses notes et croquis pour peindre plusieurs toiles à l'huile que la galerie Drouin réunira dans une exposition intitulée fort judicieusement « l'Abri ». Du côté d'El Goléa Le séjour à El Goléa va le marquer durablement et on peut ici parler de choc culturel puisqu'il s'efforce même d'apprendre la langue arabe afin de se rapprocher des bédouins du désert. Dans le catalogue des œuvres de Dubuffet Roses d'Allah, clowns du désert, paru en 1967, Max Loreau souligne cet effort ainsi que la profonde influence de ce voyage sur la manière de peindre de l'artiste : « Il va vers une peinture teintée de voix venues des sables : plus gutturales » en quelque sorte. Il est étonnant de noter la recherche effrénée effectuée par le peintre pour arrimer les couleurs aux sonorités des lieux. Il écrira plus tard son souci « de peindre en arabe » ! En novembre de la même année, il repart vers El Goléa où il restera cette fois six mois, jusqu'en avril 1948. Il fait à cette occasion plusieurs périples dans le Hoggar et le Tassili visibles dans de nombreuses gouaches. Il rapportera de ce voyage trente trois dessins regroupés dans ce qu'il a intitulé son Carnet de croquis El Goléa III. On y retrouve des portraits des hommes du désert (dont Arabes et Palmiers) dans lesquels le peintre souligne l'amplitude et la majesté des burnous ou turbans immaculés. Mais au-delà de la fascination, transparaît une description de l'extrême dénuement de ces populations réduites à la misère par le commerce colonial. On retiendra de cette période des toiles emblématiques du style Dubuffet. On peut citer à titre d'exemple Trois Bédouins, L'Habitant des oasis ou Les musiciens du désert. Dubuffet s'est également intéressé à peindre la faune du Sahara (dont le fameux Gazelle), inaugurant de cette façon une nouvelle passion pour les chameaux et les méharis. Mais il dessina aussi dans un style qui lui est très particulier, des gazelles, des chèvres ou encore des scorpions, le tout réalisé à la gouache, crayons de couleur ou encre de chine. De retour à paris, il peint encore quelques toiles à partir des esquisses rapportées de son périple. Cette année, il exposera neuf gouaches consacrées au Sahara et à la Galerie Matisse de New York. En 1949, il repart en Algérie pour deux mois, mais cette fois sa curiosité le mènera dans le sud-Ouest oranais, plus précisément à Timimoun et Benni Abbès avant de revenir vers El Goléa vers laquelle il est attiré, tel un aimant. Il exposera à Bruxelles dix gouaches associées à d'autres toiles plus anciennes sur le Sahara. Ces trois voyages majeurs et successifs effectués en Algérie au milieu du peuple du désert ont certainement pesé dans son désir de créer avec André Breton la Compagnie de l'Art brut. Même si cet aspect de la peinture de Dubuffet a été longtemps occulté en France, de nombreux catalogues et ouvrages lui ont été consacrés après le début des années 1990, en particulier Jean Dubuffet, voyages au Sahara édité à Aix-en-Provence en 1995. Dans un de ses ouvrages, le peintre reconnaît : « Peut-être mes séjours dans les déserts de l'Afrique blanche ont-ils fortifié mon goût (si caractéristique de l'humeur de l'Islam) pour le très peu, le presque rien et notamment, s'agissant de mon art, pour des paysages où on ne voit rien que l'informe étendue sans fin, semis de pierraille. » Dubuffet ne s'est jamais contenté d'être un créateur de formes, mais un pamphlétaire de la peinture. « Mon art, écrivait-il, est une entreprise de réhabilitation des valeurs décriées. » On retiendra que Dubuffet a été l'un des rares peintres européens qui ayant travaillé en Algérie, sont restés en marge de l'imagerie orientaliste, dont on sait combien elle a nourri et continue encore d'entretenir la culture révoltante qui prône les prétendus « bienfaits de la colonisation ».