Au moment où la colonisation refait débat, retour sur un roman majeur du Sud-Africain J.M. Coetzee, prix Nobel 2002. La colonisation est de nouveau un sujet de débat, mais a-t-il jamais cessé de l'être ? La question fondamentale dépend de la manière dont le sujet est abordé. Les historiens tentent d'être le plus neutres possible, les politiciens s'en mêlent avec des jugements de valeur et des positions idéologiques qui faussent la réflexion que les premiers rejettent avec force. La littérature n'est pas en reste dans l'interprétation des événements historiques et son apport est basé sur la relation étroite entre fiction et histoire. Le romancier sud-africain, J. M. Coetzee, seul écrivain à avoir reçu deux fois le prestigieux Booker Prize et, de plus, lauréat du prix Nobel de littérature en 2002 pour l'ensemble de son œuvre, est un exemple vivant de cette relation. Ses romans ont eu pour thématique essentielle les situations humaines dans le cours de l'histoire, en l'occurrence la colonisation de l'Afrique du Sud et l'évolution de ce pays sous le système inique qui fut longtemps le sien : l'apartheid. Son ouvrage Terres de crépuscule, publié aux éditions du Seuil en 1987, est un chef-d'œuvre qui mérite l'intérêt autant pour la qualité littéraire du texte que le fait que J. M. Coetzee revisite l'histoire de son pays sans concession. La profondeur du propos est en rapport direct avec le sujet, à savoir la relecture des débuts de la colonisation selon les points de vue opposés des protagonistes. Pour les uns, c'est l'apport de la civilisation à des populations en déshérence et pour les seconds, c'est tout simplement le viol de leurs terres et de leurs âmes. Terres de crépuscule, rédigé d'abord en afrikaner, puis traduit en anglais par J. M. Coetzee lui-même, est composé de deux textes, l'un sur la guerre du Vietnam et le second sur l'arrivée des premiers Blancs sur les terres sud-africaines au XVIIIe siècle. A priori, les deux textes n'ont pas de rapport, ni du point de vue du temps ni de celui de l'espace. Cependant, la mise en relation de ces deux événements historiques, en l'occurrence la guerre du Vietnam avec la barbarie américaine à l'encontre d'un peuple qui ne demandait qu'à être indépendant, et la confiscation de l'Afrique du Sud par les Blancs, s'établit de façon évidente. J. M. Coetzee s'intéresse à l'humain dans ce qu'il recèle de plus dévoyé et de plus barbare, surtout lorsqu'il s'agit d'intérêt, de richesse, mais aussi d'histoires personnelles. J. M. Coetzee réunit ces deux textes distincts dans un même ouvrage avec pertinence. Le lecteur établit les liens entre les deux en décelant la profondeur et la similitude des visions humaines lorsque celles-ci sont de toute évidence belliqueuses et suprêmement égoïstes. A partir d'un rapport court rédigé par l'ancêtre du romancier, ce dernier remonte le temps et réécrit l'histoire de son aïeul dans un texte vertigineux. Jacobus Coetzee, l'ancêtre, tente, par vengeance personnelle, d'exterminer les Hottentots d'Afrique du Sud. Ceux-ci, crédules, l'avaient d'abord accueilli avec bienveillance mais, suite à la découverte de sa nature de conquérant, ils l'avaient humilié et maltraité. La mégalomanie, la rancœur, la vengeance sont au cœur du récit, en montrant combien la grande histoire est faite de petites histoires. La force de ce texte réside déjà dans le courage de J. M. Coetzee à l'écrire, en tant que Blanc sud-africain. Il regarde les événements en face, de manière glaciale, en dénonçant la barbarie et sans édulcorer les faits. Le comportement du Blanc vis-à-vis de l'Autre, en l'occurrence l'Africain, met en scène ce rapport premier, la rencontre entre un peuple et quelques hommes en quête d'aventure et de conquête, allés en éclaireurs, plus avant dans les terres afin d'ouvrir d'autres possibilités d'occupation, car ils avaient déjà le contrôle des côtes. J. M. Coetzee décrit avec justesse les rapports complexes entre les hommes. Les malentendus, les préjugés, les sentiments de défaite provoquent des réactions extrêmes, comme celle de donner la mort sans raison, à l'instar du personnage de Kurtz dans Le cœur des ténèbres de Joseph Conrad qui proclame à la fin du roman : Exterminez les brutes. Ce qui est frappant dans Terres de crépuscules, c'est que J. M. Coetzee souligne avec courage comment les petits prétextes ont servi à la colonisation et donc à l'occupation des terres et à l'exploitation des hommes, des femmes et des esprits. Coetzee réussit avec brio à lier, sans les entrelacer, les deux récits, celui de son ancêtre, deux siècles plus tôt, et celui de la guerre du Vietnam, durant le même siècle. Il souligne ainsi avec force la similitude des psychologies coloniales ainsi celle des attitudes de mépris. La force des écrivains sud-africains blancs est de ne pas nier les tords et les crimes commis par leur propre communauté. Cette attitude qui les grandit, leur permet justement d'être des Sud-Africains à part entière.