Parfois, la littérature se fait fort d'échapper à l'entendement humain et elle n'est cependant pas fautive. C'est qu'elle est, par essence, le lieu même où les situations les plus extrêmes, les plus étranges s'y donnent rendez-vous. L'aveuglement, roman de José Saramago, prix Nobel de littérature 1998, me donna l'occasion de renouer, malgré moi, avec un chapitre, ô combien douloureux de ma vie et de celle de mon pays ! En effet, je me revis à l'hôpital en 1993, où je fus abordé par une journaliste qui me posa, de but en blanc, la question suivante : « alors, vous avez vu défiler toute votre vie à l'instant où la balle vous a traversé la tête, n'est-ce pas ? ». Je devinai sur le champ qu'elle faisait allusion au roman de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, dans lequel le colonel Aureliano Buendia, face au peloton d'exécution, se remémore toute l'étendue de sa vie en l'espace de quelques secondes. « Non, chère collègue, lui avais-je répondu, moi, j'ai été obligé de traiter directement avec un réel qui ne pouvait pas être lointain, c'est-à-dire, avec la noirceur de la tombe et la terre froide et argileuse ! » Pour José Saramago, la cécité qui frappe ses protagonistes, un à un, dans une ville du monde occidental, ne laisse aucune lésion à l'œil, aucun trouble d'ordre fonctionnel du système optique. Plutôt que d'être synonyme de noirceur, d'absence de couleurs, elle est une espèce de blancheur laiteuse ou un écran blanc se dressant soudainement devant ses victimes. Cette extravagance a quelque chose de poétique, bien évidemment. Elle ne rappelle en rien ces vieilles descriptions médicales sur les ravages de la peste dont parlent les chroniques européennes du Moyen-âge. Si Gregor Samsa, le protagoniste de Franz Kafka, dans sa fameuse nouvelle, Le cafard, se réveille par un beau matin pour se découvrir transformé en cafard, ceux de Saramago sont dans la rue, ou chez eux, et les voilà devenus aveugles sans crier gare. C'est que le fléau qu'il décrit ne touche pas un seul individu, mais bien l'ensemble d'une population. Forcément, on ne peut que donner une lecture symbolique du roman de Saramago dès lors que le mal, selon son interprétation, résiderait dans cette bête immonde et rampante appelée la peur qui jette ses tentacules sur l'être humain sitôt que les valeurs morales se trouvent absentes. Son imagination galope à la vitesse du vent, au point de nous faire croire que toutes les extravagances de la modernité littéraire occidentale ne peuvent se trouver que dans le roman portugais ou hispanique d'une manière générale. En effet, quelle idée que de croire que l'être humain, au moment de rendre l'âme, pourrait revoir le film de toute sa vie, à l'instar du protagoniste de Gabriel Garcia Marquez ou devenir aveugle tout d'un coup tout en évoluant en dehors de la cécité ! José Saramago applique à son œuvre romanesque une recette toute nouvelle. Toutefois, il tient à la rendre recevable pour ainsi dire, car le côté symbolique, ou parabolique, de son roman est applicable à l'homme quel que soit l'endroit où il se trouve. Et dire que l'agression dont je fus victime et dont, au départ, je m'accommodais si mal de la nature complexe, a des échos qui pourraient être salutaires en littérature — et dans le roman principalement —, en ce sens que l'extravagance peut nous propulser vers la gloire et la grandeur ou entraîner notre chute si elle n'est pas maîtrisée par la raison.