Moment fort et très attendu, le prix Nobel de littérature, Jean-Marie Gustave Le Clézio a prononcé (en français), dimanche dernier, à la salle de réception de l'Académie suédoise, le traditionnel discours qui précède de trois jours la remise du Nobel (la cérémonie de remise du prix aura lieu aujourd'hui). Intitulé “Dans la forêt des paradoxes” -titre emprunté à l'écrivain suédois Stig Dagerman, le texte de Le Clézio représente une exceptionnelle réflexion sur la littérature. L'orateur a évoqué son parcours de lecteur avec des souvenirs personnels, tout en s'interrogeant sur la création artistique, le pourquoi de l'écriture et le paradoxe de la littérature. En effet, le Nobel a entamé son postulat par l'interrogation à la fois générique et problématique : “Pourquoi écrit-on ?” Malgré ses différentes et diverses définitions contradictoires, la question de l'écriture et de la littérature de manière générale demeure une ambiguïté. Pour affirmer cet axiome, Le Clézio se réfère à l'écrivain suédois Dagerman. Ce dernier écrivait dans L'Ecrivain et la conscience : “Comment est-il possible par exemple de se comporter, d'un côté, comme si rien au monde n'avait plus d'importance que la littérature, alors que de l'autre, il est impossible de ne pas voir alentour que les gens luttent contre la faim et sont obligés de considérer que le plus important pour eux, c'est ce qu'ils gagnent à la fin du mois ? Car il (l'écrivain) bute sur un nouveau paradoxe : lui, qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim, découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de s'apercevoir de son existence.” La littérature s'adresse donc, — comme toujours —, à la classe dominante. Son paradoxe réside dans son public, éternellement minoritaire… Vérité implacable, vérité verticale, vérité atroce, vérité imposée par un nouveau contexte qui stratifie les cultures, et où le dialogue interculturel adosse plusieurs définitions, le plus souvent erronées. Mais l'auteur n'est pas totalement innocent et étranger à cette situation car l'écrivain a sa part de responsabilité. Le Clézio poursuit : “L'artiste ne doit pas se sentir lavé de tout soupçon. Sa révolte, son refus, ses imprécations restent d'un certain côté de la barrière, du côté de la langue des puissants.” Le Clézio rebondit sur la part de responsabilité de l'écrivain pour parler des écritures gênantes idéologiquement parlant, et qui ont coûté à certains l'exil. De ceux-là, il cite entre autres Abdelatif Laâbi et Milan Kundera. Après une première partie introductive, Le Clézio propose une définition au rôle de l'écrivain, en constatant avec grande humilité : “L'écrivain, depuis quelque temps déjà, n'a plus l'outrecuidance de croire qu'il va changer le monde, qu'il va accoucher par ses nouvelles et ses romans un modèle de vie meilleure. Plus simplement, il se veut témoin. Voyez cet autre arbre dans la forêt des paradoxes. L'écrivain se veut témoin, alors qu'il n'est, la plupart du temps, qu'un simple voyeur.” Mais là encore, Le Clézio se heurte à un autre paradoxe car l'écrivain n'est après tout qu'un simple “voyeur”, observateur ou acteur, il ne peut donc pas avoir la prétention de scruter le réel et d'inventer le vraisemblable. En ce sens, le Nobel ajoute : “L'écrivain n'est jamais un meilleur témoin que lorsqu'il est un témoin malgré lui.” En fait, écrire ne change pas le monde, n'enrichit pas les sociétés — riches déjà de leurs cultures, et ne propose aucune alternative à l'injustice à part la dénoncer. Pourtant, “les écrits restent”. Le Clézio estime que l'impact de l'écriture et le rôle de l'écrivain apparaissent dans la capacité du créateur de se mettre du côté des plus démunis, des gens qui souffrent, qui sont dans l'adversité, par exemple : “La guerre pour moi, c'est celle que vivaient les civils, et surtout les enfants très jeunes.” Mais qu'est-ce que la littérature dans le fond ? Le Clézio la définit comme n'étant : “pas une survivance archaïque à laquelle devraient se substituer logiquement les arts de l'audiovisuel, et particulièrement le cinéma. Elle est une voie complexe, difficile, mais que je crois encore plus nécessaire aujourd'hui qu'au temps de Byron ou de Victor Hugo.” Et pour cela, il avance que la littérature est à la fois, un langage que les écrivains “utilisent pour créer de la beauté, de la pensée, de l'image” ; et également un moyen de communication En fait, “aujourd'hui, au lendemain de la décolonisation, la littérature est un des moyens pour les hommes et les femmes de notre temps d'exprimer leur identité, de revendiquer leur droit à la parole, et d'être entendus dans leur diversité. Sans leur voix, sans leur appel, nous vivrions dans un monde silencieux”. Cette définition bien trempée dans le concept de mondialisation célèbre le dialogue interculturel dans lequel ne baignent pas toujours les cultures stratifiées et répertoriées en culture et subculture. Le change favorable que pourrait donner le contexte actuel est “la traduction”. Ainsi, la lecture ne se résumerait pas à des langues bien déterminées comme le français ou l'anglais et des sociétés orales pourraient produire leurs littératures dans leurs dialectes. “Par la traduction, le monde peut les entendre, quelque chose de nouveau et d'optimiste est en train de se produire”, et “pour cela, le livre est, dans tout son archaïsme, l'outil idéal. Il est pratique, maniable, économique”, considère l'orateur. Le Clézio conclut sur le paradoxe de la littérature qui reflète les paradoxes qu'il y a dans la vie. La plus grande vérité de la littérature, est qu'elle est la vie. Et “malgré l'incapacité dans laquelle étaient les écrivains de changer le monde. Quelque chose de grand et de fort, qui les surpasse, parfois les anime et les transfigure, et leur rend l'harmonie avec la nature.” Cette chose est appelée altérité et culture monde. Sara Kharfi