Ou comment un dîner au restaurant peut donner vie à un roman. La genèse de ce nouveau roman du prix Nobel de littérature, José Saramago, relève presque de l'anecdote. En effet, c'est lors d'un dîner dans un restaurant viennois que Saramago a appris, tout à fait par hasard, que les miniatures qui tapissaient les murs de cet établissement, racontaient l'histoire d'un éléphant offert, en 1551, par le roi du Portugal, Joao III, à l'archiduc autrichien Maximilien, gendre de Charles Quint. Intrigué par ce fait historique, le prix Nobel a voulu en savoir plus en effectuant des recherches sur le sujet. Le résultat est une œuvre romanesque loufoque et délicieuse intitulée Le voyage de l'éléphant. En retraçant à sa manière le périple qui a mené à travers l'Europe ce pachyderme colossal, Saramago a fait appel à un humour corrosif et à un style acerbe qui introduisent la joie dans l'âme des lecteurs. Il reste fidèle au ton polémique qui caractérise ses interventions dans les débats publics. Il ne se passe pas une semaine sans que le vieux lion ibérique ne sorte ses griffes pour fustiger les politiques des droites européennes et le clergé de son pays en clamant haut et fort son athéisme. Cette histoire de l'éléphant venu des Indes pour égayer la cour du roi portugais, Joao III, s'inscrit dans la grande tradition des romans de chevalerie du Moyen-âge. A travers cette fable, Saramago a voulu quelque part rendre hommage à son compatriote ibérique, Amadis de Gaule, qui est aussi l'inspirateur de Cervantès et son Don Quichotte. En suivant le périple de cet éléphant qu'un beau jour le roi du Portugal décide d'offrir à l'archiduc, le lecteur revit certains épisodes parodiés du chevalier à la triste figure. Ainsi le commandant militaire chargé de conduire l'éléphant de Lisbonne à Valladolid, à travers la Castille, s'invente des ennemis imaginaires tapis dans les collines pour nuire à cet animal fabuleux en provenance des Indes. Le narrateur de l'histoire qui s'en donne à cœur joie pour se moquer des peurs de ce militaire farfelu, jubile en nous apprenant qu'il est notre contemporain. Cet anachronisme aggrave l'ironie de Saramago en la rendant plus incisive. Le catholicisme n'en sort pas grandi car l'éléphant va susciter, tout au long de son périple, une admiration et une curiosité qui rappellent les grandes processions religieuses. Il aura même fait appel à lui pour apporter un miracle qui confortera les croyants dans leur foi. A Padoue, il va se prosterner à l'entrée de la basilique de Saint Antoine. Ce geste, l'Eglise va le médiatiser pour mettre un terme à la progression du protestantisme. L'éléphant va lui même tirer les conséquences de cet acte en se disant : « qu'il faut avoir beaucoup de patience pour supporter les êtres humains. » L'éléphant parviendra à Vienne sain et sauf, rehaussant par la même occasion le prestige de l'archiduc qui montera sur le trône de l'empire austro-hongrois. Saramago a montré par le biais de son roman que certains historiens qui prétendent à l'érudition et à l'exactitude ne font qu'inventer des fictions amusantes. José Saramago. Le Voyage de l'éléphant. Roman., Seuil, Paris, 2009.