Compte rendu de l'ouvrage de Karima Lazali, 2018, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l'offense coloniale en Algérie, Alger, Koukou. L'ouvrage de Karima Lazali, psychanalyste entre Paris et Alger, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l'offense coloniale en Algérie est puissant, rigoureux et innovant. L'auteur opère un travail de dévoilement sur le passé et le présent de la société algérienne profondément meurtrie, occultée de son histoire réelle, envahie par les silences, les contournements, les peurs, les interdits, les censures et les non-dits ravageurs. Et pour cause ! Les pouvoirs depuis la colonisation, jusqu'à présent, ont, de façon récurrente, usé de la force, des éliminations, des dessaisissements et de la violence physique et symbolique, pour s'emparer de façon brutale de l'âme de la société algérienne, la laissant dans une forme d'impuissance, à la quête de ce qui pourrait lui donner un sens, c'est-à-dire une logique de réinvention du politique. Pour ce faire, Karima Lazali articule avec aisance sa pratique de clinicienne, la littérature de refus des écrivains algériens et l'histoire qui lui permet d'interroger le passé, tout en faisant constamment le lien avec le présent. Elle dénude notre subjectivité bafouée, maltraitée, travaillée profondément du dedans et du dehors, permettant aux pouvoirs de faire émerger sur la scène sociale ce qu'elle nomme les langues, la religion et le politique (LRP), qui représentent autant de greffes brutales et inadaptées, déployées par les différents responsables politiques. Ce «rouleau compresseur» volontariste et aveugle, anéantit tout sur son passage, ne laissant aucune trace, pour imposer l'ordre politique, social et culturel mystificateur. Le politique, c'est-à-dire la «façon dont une société est instituée» (Mouffe, 2016), celle de la «colonialité» préférée à la colonisation, le premier mot semble plus proche des brutalités atroces décrites par l'auteure, à l'encontre des colonisés, ou post-indépendante dominée par un autoritarisme populiste, opérant dans le flou qui se propage dans le fonctionnement de «leurs» institutions, déniant tout champ du possible autonome, pluriel et diversifié. Ce politique décrit ici rapidement opte résolument pour le refoulement, ou, plus précisément, pour le rejet brutal du différent et du dissemblable, pour n'admettre que ce qui est homogène et standardisé, réfutant avec force ce qui fait la richesse d'une société, sa pluralité, dans ses mille et une nuances et détails. Karima Lazali le dit avec ses mots : «L'histoire est amputée et les sujets sont interdits de visiter les recoins de leur histoire familiale, souvent complexes, pleins de nuances et de subtilité.» Elle innove, depuis les travaux de Frantz Fanon, rappelant qu'il est important de dépasser l'Histoire objectivée par les historiens, pour réintroduire la subjectivité du sujet, qui inclut le politique. L'intime est aussi un construit sociopolitique. «Cette ‘‘chose politico-subjective''», selon le mot de l'auteure, mobilise un triple regard: celui de sa pratique psychanalytique, l'autorisant à lire «ce qui, dans le texte, se loge dans le blanc de ses marges».La référence à la littérature algérienne engagée donne de la puissance à son argumentation. Les mots et les propos des écrivains algériens témoignent de la volonté de la «colonialité» d'anéantir le passé de la société algérienne : les appropriations, les dessaisissements, les disparitions, les effacements à tous les niveaux de la société passée et présente, que ce soit ceux des territoires et terres violés, des patronymes fabriqués dans l'urgence et dans la violence, abîmant profondément les identités des personnes, qui vont laisser des trous irréparables. La référence à l'Histoire lui permet de reconstruire avec beaucoup de profondeur, les contingences et les continuités dominées par la «terreur» qui s'incruste profondément dans le politique. Elle démystifie le récit héroïque et légendaire au centre de l'Histoire officielle. Karima Lazali décortique, au contraire, l'histoire cachée, dominée par le «fratricide» comme mode d'accès au pouvoir, étant de l'ordre de la reproduction. Elle défend, avec des arguments très rigoureux, la thèse de la continuité du «pacte colonial» qui continue à s'infiltrer dans les multiples pratiques déployées dans les espaces politiques et sociaux. Elle montre bien que la hogra dans ses différentes formes déployées dans la société, les multiples disparitions et accaparements opèrent un marquage profond du mode de fonctionnement actuel du politique. Karima Lazali ne s'inscrit pas dans un discours plaintif qui se limiterait à la seule responsabilité de l'Etat. Elle indique que le malaise est bien plus profond. Il concerne aussi le sujet et le collectif appréhendés très justement comme une totalité indissociable. Ils participent activement à la reproduction de l'ordre politique. L'auteure refuse explicitement et avec raison de s'enfermer dans un discours positiviste, scientiste en surplomb des sujets et du collectif. Elle investit de l'intérieur et sans concessions les façons de faire et de dire des sujets, dominées aussi par la ruse, la «gfasa» (la débrouillardise), le conformisme, le mensonge, le moralisme religieux, l'hypocrisie, les contournements qui confortent le politique. Le refus du grand partage est dit sans ambages : «Difficile donc de départager les lieux du dedans et du dehors, les responsabilités de l'intime et du politique, de l'histoire singulière et de l'histoire collective. Cette situation d'entremêlement donne une impression vertigineuse d'un «tout pris dans le tout» inextricable et massif. La manière dont chaque individualité en tant que tel participe au tissage social est sans cesse gommée, au profit du maintien dans l'ombre d'un pouvoir tout puissant, qui serait seul responsable des désastres subjectifs et sociaux». Karima Lazali, en observatrice scrupuleuse des interactions quotidiennes, montre la fragilité des sujets dans leurs rapports aux institutions familiales, sociales ou économiques. Elle évoque un «tissu social fragmenté», les sujets enfermés dans un présent «étouffant, proche de l'accablement», et un avenir sans issue, profondément bloqué ou «barré». Dans ce tout politiquement homogène, moralisateur, refusant toute nuance, contradiction ou différence, «tous les mêmes», l'auteure indique l'encerclement de la pensée du sujet, devant être unique et orpheline de toute critique ou liberté, et donc de citoyenneté (Mebtoul, 2018) qui a cette qualité de permettre à la personne de s'insurger contre l'ordre établi. Mais que faire face à l'imposition du statu quo qui envahit la vie sociale et politique, forçant les sujets au conformisme et au faire semblant, antithèse de toute émancipation politique et culturelle ? Tout devient défiance à l'égard de l'Autre dans une société qui n'a pas connu la sérénité, le dialogue constructif et pluriel, mais au contraire les violences multiples, les interdits, les censures et autocensures. Les étiquetages négatifs et virulents des personnes, sur les dysfonctionnements des espaces sociaux dominent, à l'origine de sentiments d'insécurité et d'incertitude face à la «puissance de l'aléatoire», selon la belle expression de l'auteure. Si le sociologue allemand, Georg Simmel (1991), nous apprend que la confiance est ce qui donne du sens aux interactions entre les personnes, et qui définissent une société donnée, Karima Lazali montre les profonds déchirements, les «offenses» politiques, loin d'être étrangers au repli, à l'indifférence et à une individualisme de plus en plus perceptible des sujets, usant de l'expression en arabe populaire «zdam» (foncer), pour s'aventurer constamment dans le contournement des règles, dans le but de résoudre leurs problèmes quotidiens. On comprend pourquoi la «confiance est marquée de négativité dans le discours en Algérie». Il faut pourtant tenter coûte que coûte de donner un sens à sa vie, dans une société de défiance et d'asservissement, en mobilisant sans cesse ce que les sociologues français Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) appellent les justifications de tout ordre pour tenter d'exister, ne pas perdre la face dans la relation construite avec les autres. La justification du religieux comme vérité absolue, intouchable, est constamment mise en exergue, survalorisée et sacralisée par les sujets, pour faire face aux drames, à la détresse humaine, aux souffrances psychiques et sociales souvent cachées, tues, interdites, où seul le normatif religieux a ce «pouvoir» de fabriquer du sens pour permettre aux sujets de se donner l'illusion d'exister… Face aux mépris des acteurs institutionnels indifférents aux attentes des sujets, eux-mêmes pris dans un engrenage politico-administratif opaque, et confus, «ce n'est pas moi, c'est l'Autre», les personnes s'en remettent à Dieu. «Je ne peux me plaindre qu'à Dieu», formule lapidaire et récurrente, qui signifie la prégnance du repli sur le religieux. L'auteure évoque le recours au religieux comme «remède» pour se protéger de la déconsidération sociale («ils ne m'ont pas donné ma dignité»), qui domine dans leur confrontation aux différentes institutions. Celles-ci fonctionnent moins à la règle qu'aux relations personnalisées. L'hégémonie du croire est une tentative de sécurisation individuelle et collective, le religieux concernant indifféremment le «Je» et le «Nous». La théâtralisation permanente du croire n'est jamais absente pour démontrer à l'Autre sa ferveur religieuse, conduisant à normaliser le religieux comme un impératif majeur dans la vie sociale et culturelle de la personne. Karima Lazali évoque l'accentuation du religieux au cœur du discours des sujets : «L'excès d'obéissance aux prescriptions religieuses est à la mesure du péril et de l'absence de confiance». Le sujet perçoit qu'il est en danger et sans appuis, et de ce fait, il redouble d'offrandes et de démonstration à l'endroit du supposé divin. Dans ce contexte, la croyance «visibilisée» s'apparente à un appel auquel rien ne vient répondre. Tout se passe comme si la non-réponse du divin entraînait une accentuation hémorragique du besoin religieux. Le système politique et social, algérien fonctionne par «mis sous totalité», nous dit Karima Lazali, au sens d'une appropriation violente et totale des langues, de la religion et du politique. Il semble donc impossible de produire de la différence, de la distinction entre ces trois instances (langue, religion et politique). Elles se nourrissent mutuellement, comme un ensemble clos, interdisant leur mise en débat critique, d'où la quête impossible de leur autonomisation respective. «Pouvoir de la religion et religion du pouvoir se répondent et s'entretiennent dans un système de vases communicants». Qui a osé réfuter avec courage, usant de mots et de verbes incisifs, qui opèrent par des détournements subtils pour tenter d'affronter les censures et le registre des pouvoirs, méprisant les gens de peu, n'admettant aucune critique de cette «terreur d'Etat» ? Karima Lazali a cette intuition inouïe et originale de mobiliser la littérature algérienne de refus de la «colonialité» brutale et meurtrière (Kateb Yacine, Nabile Farès, Ahmed Mouhoub Amrouche, Tahar Djaout, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Rachid Mimouni, Yamina Mechakra, etc.). Les écrivains algériens vont trouver les mots profondément justes pour mettre à nu les disparitions, les effacements, les spoliations et la hogra plurielle qui traversent le passé et le présent de la société algérienne. «Allez comprendre un monde qui ne veut pas de vous, Allez ?», nous dit avec force Nabile Farès dans son ouvrage La découverte du nouveau monde, Livre II Mémoire de l'Absent, Seuil, Paris. Karima Lazali démasque avec brio et clarté les deux pôles opposés et irréductibles liés à une Histoire complexe et brouillée par les acteurs-censeurs idéologiques. D'une part, ils n'hésitent pas à faire valoir le «trop plein d'histoire» idéalisée, mythifiée à l'extrême. La «colonialité» et la civilisation seraient «indissociables». La société dite «indigène» est étiquetée vide de «sens et de passé», une cruche vide qu'il s'agissait de remplir d'attitudes, de valeurs et de normes imposées brutalement comme leurs propres «vérités» irréfutables. Dans ce trop-plein mythique, la société post-indépendante n'est pas en reste. Les décideurs politiques mobilisent, à leur manière, leur propre roman idyllique et héroïsé, pour s' approprier dans l'arrogance et entre eux, l'indépendance politique, devenant, «leur» unique certification pour s'arroger le droit de privatiser l'Etat. Cette libération nationale ne peut se confondre avec la liberté des personnes, puisque toute possibilité de devenir citoyen, comme construction politique, leur est interdite (Mebtoul, 2018). Pour compenser les interdits politiques, il suffit d'administrer par le haut la société. L'envahissement fictif de chiffres, glorifiant les multiples réalisations économiques et sociales dans l'excès le plus total, sans qu'aucune faille soit modestement indiquée, est une constante forte utilisée par les différents pouvoirs qui se sont succédé depuis l'indépendance. Ils s'octroient par la ruse et le détournement le statut d'acteurs- providence, exigeant du sujet sa fidélité à toute épreuve, au risque de disparaître à tout jamais, ou rester à la marge, en empruntant la logique aisée de la plainte morale qui permet aux dirigeants politiques d'imposer par la force, leur diktat sur la société. D'autre part, ce «brouillage du mémorial», nous dit Karima Lazali, est attestée par le déploiement invisible de l'autre pôle, celui que les pouvoirs cachent et enfouissent clandestinement dans des «trous» pour que personne ne sache, ces «blancs», selon l'auteure, qui représentent l'histoire réelle, sanglante, dramatique, marquée par les assassinats, les disparitions les éliminations, les accaparements, qui représentent les secrets des pouvoirs, rehaussés comme des modalités de fonctionnement réel de «leur» gouvernance. Le «détournement» par la médiation du «fratricide», évoqué par l'auteure, est un mot puissant qui résume de façon significative, la seule voie qui semblait plausible aux dirigeants politiques, pour affronter leur perpétuelle illégitimité. Le détournement du politique, opère constamment des inversions dans la société, la soumettant de façon autoritaire à l'uniformité dominée par une identité nationale sclérosée, statique, amorphe, aliénante, devant s'astreindre à l'inertie et à la morale religieuse, tuant toute liberté de la personne, au profit d'une fausse unité de façade. Celle-ci cache mal, les rivalités, les tensions, les procès en sorcellerie entre les uns et les autres. Karima Lazali, triplement armée (la psychanalyse, l'histoire et la littérature) montre que l'oubli n'est jamais neutre. Il est construit par le politique. Celui-ci tente de l'ensevelir ou le travestir par des lois qui permettent de cacher les vérités qui font mal, mais qu'il n'est pas possible de dire, pour s'accrocher au pouvoir. Pour cela, la société doit perpétuer dans le silence, ses différents traumatismes, ses souffrances et ses violences. Les sujets sont dans l'interdiction insidieuse, face à la disparition de leurs proches, de toute sépulture, au cours de ce que l'auteure nomme la «guerre intérieure» durant les années 1990. «La disparition entraîne un ensauvagement de la mémoire, laissant les vivants dans une suspension : ni vivants ni morts. La disparition mutile l'esprit des vivants et fait de la catastrophe un éternel présent.» Le «refus de toute souvenance» contribue à rétrécir la liberté de pensée dans la société. On peut tout de même évoquer cette liberté d'exception qui tente de se faufiler, à la marge, arrachée par les écrivains algériens, qui ont osé, avec courage et lucidité, bravé les multiples interdits, pour mettre à nu tous ces corps perdus à jamais. Ces immenses écrivains n'ont jamais été reconnus à leur juste valeur. Ils subissent, à leur tour, par le fait du politique, l'oubli et le mépris pour avoir produit avec beaucoup de talent et de courage politique, de la subversion inventive. Elle représente incontestablement de la lumière face aux zones d'ombre encore prégnantes dans les recoins du politique. Si l'ouvrage est passionnant pour un néophyte de la psychanalyse, il est aussi perturbant, parce qu'il nous remet sans cesse en question, nous conduisant sans cesse à approfondir telle ou telle piste de réflexion. Ce qui fait aussi la force du livre, est incontestablement la radicalité et la clarté des propos de l'auteure qui s'interdit tout verbiage ou discours rhétorique, pour aller droit au but : démystifier, décrypter sans aucune concession et de façon critique, les mécanismes du pouvoir et tout ce qui se cache et ne se dit pas dans cette boîte noire représentée par la subjectivité. Karima Lazali est dans son rôle d'intellectuel critique et libre, seule posture pertinente qui permet de dévoiler avec lucidité et courage politique, ce qui se joue à l'arrière-plan du «roman» officiel ou formel, qu'il soit d'ordre psychique, sociétal ou politique. Par Mohamed Mebtoul , Sociologue
Références bibliographiques Mouffe Chantal., 2016, L'illusion du consensus, Paris, Albin Michel Boltanski Luc, Thévenot Laurent, 1991, De la justification. Les économies de grandeur, Paris, Gallimard. Mebtoul Mohamed, 2018, Algérie : La citoyenneté impossible ? Alger, Koukou. Mouffok Ghania, 26-10- 2018, «Al HullPost Maghreb», journal électronique. Simmel Georg, 1991, Secret et sociétés secrètes, Paris, Editions Circé