Reconsidérer la violence en Algérie, comme un phénomène produit par le politique dans ses différents espaces que sont l'Etat et ses différentes institutions, permet d'indiquer les limites d'une approche immédiate, spontanée, émotive de la contre-violence sociale, et non pas la violence (ce qui est très différent). La violence fabriquée historiquement et politiquement va façonner la société algérienne. Elle se traduit par la privatisation de l'Etat (Hibou, 1999). Cette prise de force de l'Etat-pouvoir est un détournement du politique (Lazali, 2018). Il n'hésite pas à exclure et à éliminer ses concurrents, pour se reproduire, tout en usant parallèlement du statu quo, constante dans l'histoire politique de l'Algérie post-indépendante. Statu quo et violences plurielles se conjuguent et s'entremêlent, étant les deux faces d'une même pièce. Si on oublie d'intégrer en premier lieu la dimension politique de la violence structurelle, imprégnant durablement la société algérienne, le risque est de s'inscrire dans une sorte d'équivalence naturalisée et aveugle où la violence serait présente au même niveau dans les différents pans de la société. On oublie alors de répondre à la question centrale de l'origine de la violence qui impulse de la contreviolence dans les différentes institutions qui sont l'émanation directe du politique. La violence politique La production politique de la violence est indissociable de la déconsidération sociale et politique de l'Autre, au sens d'altérité. Nos travaux de terrain sur la santé (Mebtoul, 2015) montrent ce mépris institutionnalisé, banalisé, se traduisant par un regard distant et furtif à l'égard de l'Autre, précisément quand la personne est anonyme, sans capital relationnel. La violence politique s'affirme au quotidien, par le silence qui humilie la personne, devenant selon ses propres termes, « moins que rien », enfoncée dans sa marginalité, prête à tout, pour tenter de sortir de la « sous-vie », selon l'expression de Nabile Farès (2017). Pour le philosophe Paul Ricoeur (2004), le mot reconnaissance signifie deux choses : être reconnu pour qui on est, reconnu dans son identité, mais aussi éprouver de la gratitude à l'égard de l'Autre. Il montre que l'absence de reconnaissance à l'égard de l'Autre, aboutit à faire valoir la violence dans la lutte pour la reconnaissance. La violence plurielle et récurrente structure le fonctionnement du système social et politique. Il importe donc de remettre à sa véritable place, la question de la violence qui va opérer comme le levier central dans une Histoire mythifiée et silencieuse, faites de non-dits, en s'insinuant de force ou par la ruse dans les méandres du pouvoir. Ce politique fait de violence, est au cœur de notre quotidienneté (Lefebvre, 1961). Le mérite du travail prodigieux réalisé par Karima Lazali (2018), psychanalyste, s'appuyant à la fois sur la psychanalyse, la littérature et l'histoire, est de montrer, entre autre, l'importance de la subjectivité des personnes qui ne se réduit nullement à l'intériorité, mais intègre toute leur expérience sociale, leurs confrontations aux différentes institutions. Le dedans et le dehors se conjuguent. La violence politique n'est pas étrangère à la production d'une subjectivité profondément bafouée, troublée, méprisée, peu prise en considération. Le « blanc » évoqué par Karima Lazali (2018), fait référence à l'épaisseur des interdits et censures inséparables des « assignations propagées par le dehors, le politique, le religieux, la famille. » La subjectivité - souvent sous-estimée, à la marge d'un discours scientiste et en surplomb par rapport à la réalité quotidienne est intimement liée au politique (Balibar, 2001). Elle est un construit social et politique, qui intègre tout ce qui nous entoure dans le système social. L'histoire d'en bas, retravaillée quotidiennement par les sujets, gommée et sous-estimée, est pourtant essentielle pour nous dévoiler la part d'invisibilité du fait historique officiel et grandiloquent, faisant peu cas de ce que pensent les personnes. Force est de noter que l'arrière-plan de cette histoire, n'est pas indemne de violence. Celui-est dominé par l'accaparement, la captation, la «possessivité » (Lazali, 2018) de biens matériels et financiers. La violence de l'argent (Mebtoul, 2018) est un autre élément central au cœur du fonctionnement de la société, gommant toute autre valeur centrée sur la fraternité, la tolérance, pour laisser place à la perversion. Elle résulte fondamentalement de l'ambiance politique dominante marquée par une violence cachée, sinueuse, faites de ruses et de contournements constants, devenant bien une modalité du régime politique. La violence comme encerclement de la pensée La violence politique n'obéit pas uniquement à la logique de la captation de biens matériels. Elle est aussi encastrée dans un populisme ravageur et totalisant. Il s'agit de s'inscrire profondément et souvent inconsciemment dans une forme sociale d'égalitarisme qui interdit toute individuation, définie ici comme la reconnaissance sociale de la personne. Il faut être « tous les mêmes, », ne pas être l'Autre, différent, en pensant autrement. Le tout politiquement indifférencié, homogène, conduit inévitablement à un encerclement de la pensée. La différence produit nécessairement du stigmate, de la sous-estimation de la part du collectif, d'où la difficulté de penser librement. « Car le singulier ne peut se réduire au collectif. Il le dépasse par des inventions intimes qui lui permettent de se construire un autre chemin dans le collectif tout en étant à la marge de celui-ci. Et pourtant de graves déflagrations dans le collectif viennent complètement empêcher l'émergence de singularités » (Lazali, 2018). Cette forme de violence qui atteint les consciences, en jouant sur les peurs, le conformisme, la résignation, le faire semblant, la culpabilisation, (Mebtoul, 2018) est profonde. Elle « voyage » dans tout le tissu social et culturel, dictant de façon autoritaire ses multiples injonctions qui bloquent toute perspective d'émancipation culturelle et politique, puisque les pouvoirs pensent pour nous tous, mais sans nous. Pour cacher cette violence politique faite d'interdits insidieux, le statu quo vient à la rescousse. Il s'agit de montrer que la société algérienne ne manque de rien, puisque le » peuple » n'a jamais été oublié, en s'inscrivant uniquement dans une sorte d'hégémonie alimentaire, qu'il s'agit de relativiser face aux multiples inégalités sociales. Autrement dit, le pouvoir aurait « réussi » le pari de la « stabilité » définie ici comme la production d'un consensus qui ferait l'unanimité de tous et au profit de tous. Que faut-il attendre par consensus ? Revenons donc à la philosophie politique. Pour Etienne Balibar (2001), « le consensus, loin de constituer une condition de la démocratie, constitue une forme redoutable de la violence politique, qu'il porte sur les opinions, les mœurs ou les valeurs culturelles ». Violence politique et statu quo se conjuguent. Cette forme de « stabilité », consiste en réalité en une stagnation politique. Elle produit socialement du conformisme. Le risque est nul. Il permet une reproduction à l'identique, qui n'est pas sans profits matériels et symboliques, pour les catégories sociales agrippées au pouvoir. Mais plus fondamentalement, le statu quo s'incruste dans les postures des personnes, devenant antinomique à toute émergence du citoyen (Mebtoul, 2018), au sens de l'individu différencié. On entendra souvent les propos suivants : « A quoi cela sert- t-il ? ». « Il vaut mieux rester tel que l'on est. » Le statu quo produit nécessairement de la léthargie politique, alors que la démocratie, est une forme d'invention perpétuelle élaborée dans la différence, pour tenter de produire un imaginaire collectif qui donne sens à notre vie, nous permettant d'être réellement partie prenante du fonctionnement de l'espace public et donc politique. Références bibliographiques Balibar E., 2001, Nous les citoyens d'Europe ? Les frontières, l'Etat et le Peuple, Paris, La découverte. Farès N., 2017, L'ETRAVE. Voyage à travers l'islam. Hibbou B., 1999, (sous la direction), La privatisation des Etats, Paris, Karthala. Lazali K., 2018, Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques de l'offensive coloniale en Algérie, Alger, Koukou. Lefebvre H., 1961, Critique de la vie quotidienne. Tome II, Fondements d'une sociologie de la quotidienneté, Paris, Arche. Mebtoul M., 2018, ALGERIE : La citoyenneté impossible ? Alger, Koukou. Mebtoul M., 2015, (sous la direction), Les soins de proximité en Algérie, A l'écoute des patients et des professionnels de santé, L'Harmattan/GRAS Ricoeur P., 2004, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock.